Le Destin de l’Empire des Ming

Par Sébastien Kérel

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Théorie du silence

Ne sachant pas la langue, j’échoue au cimetière à parler avec des morts

Soleil d’hiver si pâle dans le smog de carbone qu’il semblait avoir
été lavé dans une eau mélangée à l’acide, le mois de décembre,
vieille feuille gelée, traînait en jours brefs comme si l’air en grains
cristallisait une solitude coupable dans l’œil vitrifié au milieu
de la plaine froide de l’après-midi. De grands hutongs morts
sous le verre et l’acier haranguaient la foule lilliputienne, telle une pluie
montant pas à pas sur les plages de béton, et dans ces avenues trop larges
comme un nom oublié je vivais sans langage, dans l’air asphyxié
nul mot ne résonnait, comme des cloches dont le battant
hésiterait dans le vide sans produire aucun son. L’hiver
balayait les rues de son râteau aux dents corrosives, et sous mon col
resserré jusqu’aux oreilles je ne savais qu’un seul mot : merci.

Il n’y a pire solitude, quand la phrase la plus simple se perd
dans le vocabulaire de rues aussi silencieuses qu’un cimetière
de nuit après le départ de la lune, alors que sans boussole tu ressassais
inutilement ce statut de barbare fuyant la neige sourde de février
dans un bois de sapins noirs quelque part en Europe ; et je ne savais plus
quel écho vibre au fond de l’âme, écoutant à l’hôtel le son de la soie
en boucle sur la cithare de Liu Fang, des heures sur le lit aussi large
qu’une avenue à poursuivre des fantômes qui s’exprimaient en alexandrins
ternaires comme l’absence de Dieu. Sur l’écran éternellement lisse
du plafond s’épanchaient de minces rivières sous des amandiers en fleurs,
dans l’horizon bleu de collines confuses, tandis que des bœufs noirs
tels des M majuscules buvaient couchés dans l’herbe le vin de la lune

dans un paysage de l’époque des T’ang, à qui j’écrivais des cartes postales
sans timbre ni adresse, faute de traduction. Dehors de nouveau
le froid, les autos filant vers des banlieues muettes hérissées de futaies
grises comme partout, je guettais le siècle dans ces bosquets d’arbres
à la sève d’asphalte, au cimetière où les morts depuis leur photo vous sourient
au chaud sous du faux marbre, leur visage glabre sérieusement tourné
vers le passé du haut de leurs certitudes puisqu’ils n’ignorent plus rien
de la retraite des dieux, eux que même l’odeur humide des feuilles à l’automne
ne surprendrait plus. Et dans ces chambres d’hôtel sans clef
je ne savais quelle était la langue des morts, ni ce que j’avais à leur dire
sinon le poids sépulcral de la nuit qui tombait, aussi je laissais
sur une tombe pour moi anonyme ce billet déjà caduc.

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La fête des fantômes ( 鬼節 hiver)

Dans le froid j’erre méditant sur un sens commun dans
un parc de Pékin.

Sixième jour à Pékin. La richesse des nations est un vieux fumeur
qui tousse assis sous la véranda d’un hôpital du Sud, là où même
la République attend le sommeil dans un thé infusé de barbituriques ;
sur le lac dur comme du calcaire, les lames des patins lithographiaient
des histoires de famille avec des adjectifs abstraits – je piétais debout
tel l’ibis dans le Parc des Bambous rouges, sur le pont gelé en forme
d’accent circonflexe peut-être qui allait ouvrir une voyelle, et inhalais
une brume fantôme sortant comme à la fête de la pleine lune
鬼節 de l’enfer du calendrier chinois avec ses morts qui menaçaient
la loi sociale jusque dans les salles de mariage, comme si en hiver
les morts ne pouvaient trouver la paix. Et moi j’honorais le culte
des mores à chaque phrase au milieu d’un cimetière de noms, de poètes

T’ang errant sur leur loch de papier dans une barque de bois
sans boussole à la suite des révolutions, tours aux yeux d’insecte
barbares dans leur verre poli. Aussi, dans tel passant tu voyais un esprit
revenant des dix tribunaux de l’enfer et qui seront jugés, comme si
toute société aujourd’hui se craignait elle-même, ayant la religion positive
de la formule chimique du diamant, le spectre d’une morale
aussi laconique que son miroir, et dans ce vide je cherchais
dans chaque idée une porte de sortie vers l’horizon égal des collines
pour un peu de repos sous la neige. Avec pour compagnon
un chien jauni courant dans mes pattes pour un os. Le jour
était aussi étroit qu’un col au Tibet, le vent du Nord

ridait le lac comme le masque d’une vieille avec autour
le bosquet de bambous gris d’une cité ouvrière, telles des hampes
où le soir accrochait des lanternes pour dire aux fantômes des Song
que leur place était réservée, mais il n’y a plus d’anciens. Rien que des retraités
comme s’époumonait une sirène d’ambulance en route vers l’hôpital,
alors que le gardien du parc habillait ton mètre soixante d’hypothèses,
et cet autre fantôme me pesait sur le crâne comme la chape de neige
sur le saule obligé de ployer les épaules. Avec dans la bouche
un goût de fonte. Ou peut-être était-il trop tard, et le parc
allait fermer avec le dernier accent du jour, la grille grinçant
sur ses gonds dans un refus métallique comme je rentrais inquiet
dans l’été ordinaire du métro, station Bibliothèque Nationale.

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La boussole

Á Wuhan dans une chambre froide je veille sans boussole

Une lune en bout de course finissait son mois dans le lac figé,
son rideau d’arbres se serrant les branches contre l’air glacial. Taxi
poursuivant chaque seconde à même le trottoir, le poing crispé
sur le carton portant le nom de l’hôtel, telle une clef qui ouvrirait
la poterne du refuge en haut montagne, après le col. Chambre froide,
au matin l’eau avait durci dans le verre, ses murs blancs aussi nus
qu’un hangar frigorifique ; avant de partir au travail j’allumai
la première cigarette comme pour avaler une rafale de vent, de nouveau
la diplomatie des cols blancs tandis que l’œil veut s’échapper de son orbite
vers les gradins vides au bord du lac et bute sur la vitre, à s’imaginer
courir sous les sapins enneigés sur des sentiers de contrebande
se perdant dans les sables du Takla-Makan, sans même une boussole.

Partir seul est impossible. A l’aéroport, accroché au téléphone public
comme le scaphandrier tire sur son narguilé d’oxygène, je buvais du lait,
une nuée de rabatteurs harponnant avec férocité le moindre doute,
les livres calés au fond de la valise pesaient une tonne, le souvenir d’avoir
parmi eux cherché en vain ton propre équilibre, comme plus tard
dans la chambre d’hôtel où la seule lampe brillait pour une sorte
de vacances d’hiver, où l’absence tombait en en petits flocons
pelucheux sur le couvre-lit – alors simple sujet dans l’empire théorique
de février avec son sceptre de bouleaux squelettiques, et m’évaporais
le long de la bureaucratie des pagodes en béton, leurs toits antiques
de tuiles vertes lorgnant vers Xi’an, et fermais les yeux dans cette neige
où se déformait ton image, sans autre issue que ces vers. Aimant la neige.

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Un saule en hiver

Au bord du fleuve bleu dans la nuit qui tombe je pose la main sur un saule

L’horizon invisible suivait une idée fixe. Au bord du mail
la rivière était endimanchée dans la glace, la cloche blanche
de l’hiver tintait au moindre écart du vent, alors que tu te volatilisais
dans la halte acide d’un samedi, sa liberté précaire, piétant tel le héron
au pied des saules aussi hiératiques qu’une fontaine de stalactites
attendant un autre avril, là où à force le gong final vibrera peut-être
un peu plus près de l’âme. Le bois craqua, le fleuve Bleu ne pouvait
plus faire de vagues sans que le gouvernement central ne frémisse,
dans les avenues cyclopéennes le froid sifflait un air officiel. Perdu
au cimetière le fossoyeur brisait en vain le sol de fer pour un poète
des Song du Nord écrivant des vers afin de rappeler les oies sauvages,
feuilles blanches qui givraient sur les tables. Les images

maintenant sont faciles, comme s’il fallait habituer l’esprit
à ne plus se raconter d’histoires, mot pour mot dans le texte quadrillé
du quartier vieillissant derrière les quais, alors qu’une mouette taoïste
s’épinglait sur les tours en jade de la Cité des Saules, leur vol inhibé
auprès des grues en fer rouge qui chargent l’usufruit de la planète,
quincaillerie électronique impériale sur les routes maritimes,
en sarcophages polychromes sur le port. Je m’assis seul sous un saule,
son horizon immobile, murs de briques, toits en tôle ; les eaux ocres
assoiffées de revanche attaquaient à l’arme chimique la coque vérolée
des cargos avec une endurance digne de bactéries, des hordes de bois flottés
apatrides comme Apollinaire finissaient emprisonnés sous les piliers
du pont en treillis soviétique, animaux morts sous une lune cholérique.

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Lettre d’adieu à l’empire des Ming

Comme je marche au hasard, le courant me ramène sous les saules

Soir congelé d’où la mort sortait sa tête d’épingle, où un vieux journal
à la calligraphie humide vient, chassé par l’haleine chaude du métro,
amoureusement s’enrouler dans les chevilles, où tu craignais que l’esprit
ne se figeât dans une vie froide, le temps suspendu à l’oracle de l’horloge
à l’abri dans son cloître de briques et que seuls de rares arbres, chétifs,
pensaient à s’abandonner à la force du vent. Famille et amis dans le grésil
du téléphone à dix dollars la minute, je n’avais ici pour société
que la diplomatie fugace des cols blancs, et voulant dans la foule
de Wangfujing un peu de chaleur je sentais une glaciale hystérie
m’envahir sous le banal exotisme des boutiques de luxe, l’oubli
dans des drogues paraît-il moins nocives que l’opium, le viol des ports
asthmatiques de l’ancien empire multipliant les famines.

Plus tôt, dans les grands champs de pierre de la Cité Interdite clos
sur leur muraille de siècles, sur la vie avec sa sociologie de foin coupé
quand août se couche fatigué dans un nuage de poussière rouge, tu avais parlé
à un fantôme lettré sous un mandarinier orphelin, dans le vide absolu
où il pelait un fruit pour quelque maladie de l’âme, écrivant des vers
depuis l’exil sous la société des pins verts à Tomes, avec gravée au cœur
la nostalgie du ciel qui n’admet d’autre mandat que la rime, les billets
envoyés à la capitale vers le Nord, alors qu’il marchait sans but
le long de plaines anonymes, au pied de collines hautaines, attendant
reclus dans sa cabane aux murs proscrits une lettre du Palais et pensait
obsédé par l’absence que le voyage n’allume pas la chandelle.

Nuit. Le chemin suivait sa lanterne, fruit d’hiver. Puis il te quitta
vers six heures, sur la place aussi colossale qu’une mer de ciment intérieure
électrisée par l’orage des bulbes de verre baroques – ayant perdu
la société verte de Tomes dans cette lumière trop vive, l’âme se divisait
entre les arbres, les monuments vieillis comme d’inutiles récifs artificiels
que gardaient des soldats paralysés dans leurs guérites de bois guettant
le retour historique de Marco Polo. Et à travers cette banquise opaque
je voyais un récif corallien dans une mer arctique, le courant me ramener
vers un café sous les saules avec sur la table la lettre rimée d’un ami
portée depuis le Sud par les oies sauvages, comme si les visages allaient
sortir peu à peu de la brume, et le vent s’employer à plier un roseau
penché sur du papier de riz pour confier la réponse aux oiseaux.

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