Remerciements (2/2)

Par Cyril Wong. Traduit de l’anglais (Singapour) par Pierre Vinclair
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Merci de me pousser avec ta bouche
entre mes jambes (c’est merveilleux comme ta gorge
peut se faire profonde) à me demander : Qu’existe-t-il
avant que la question du désir ne se pose ? Jusqu’où
dans le terrier du Soi devrons-nous descendre
pour le savoir ? Si ce n’est dans le Soi, alors
est-ce dans l’âme que nous devrons nous enfouir ?
Mais est-elle seulement distincte du tout
illimité ? Et ce tout a-t-il la structure
d’un puits sans fond, où mille gémissements résonnent, ou
d’un passage vers l’enfer ? Puis toutes les questions
s’effondrent dans leur propre aphasie —
Plus tard ton visage flottera comme la lune.
Ton sourire baigne dans sa propre épistémologie.
Avant la question, il y a l’affirmation
d’être ; non pas une chute mais un éternel surgissement ;
une expansion que nous comprenons mal,
donc que nous contrarions et abîmons, des ouvertures croulantes
creusées à l’aide des pelles rouillées de la pensée.

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Merci pour cet autre rappel lointain
après que nous nous fûmes retenus de parler d’amour :
qu’il y a ce lieu où l’on écoute des chansons
qui ne furent jamais chantées, des poèmes
que personne n’a écrits, des phrases qui changeraient la vie
laissées dangereusement imprononcées.
Là est la vérité qui ne mentira jamais
en sommeil depuis trop longtemps ; c’est là où la musique,
des baisers aux gémissements extatiques,
s’évanouit avant d’enfler en une symphonie turbulente,
et où notre vrai visage vient crever
la surface complaisante de la mémoire
avant de se renfoncer, glissant comme un requin.
Regarde-nous : pauvres victimes de la société,
aux manières polies et aux mots choisis
dans la pleine lumière. Mais dans l’obscurité la plus profonde,
nous ne sommes nulle part où nous n’ayons
déjà été : un endroit qui existera longtemps
après que nos corps auront rejoint le sol ;
un univers, privé, fait de choses
invisibles ; un lieu tournoyant en toi et moi
auquel nous retournons avec des roulades de spationautes
à travers les cerceaux dentelés des galaxies
dans un espace illimité de rêves oubliés.

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Merci d’avoir fait le nécessaire ;
d’avoir garanti notre sécurité en n’invitant pas ce type
qui aurait bien pu être un flic en civil
cherchant à remplir son quota d’arrestations ;
d’être resté debout à la fenêtre avec une cigarette
en équilibre sur tes lèvres comme une alarme
détectant ceux qui passaient sous ton appartement ;
d’être descendu faire une ronde dans le hall
à l’heure convenue pour vérifier si des voitures
suspectes étaient garées dehors ;
de m’avoir informé de ton état de santé ;
de t’être assuré que ne nous rejoindraient
que des personnes bienveillantes et souples d’esprit ;
de n’avoir jamais laissé nos verres vides ;
de m’avoir demandé, à mi-parcours, si j’avais faim
parce que mon estomac avait fait un bruit ;
de m’avoir raccompagné à la porte et seulement
après d’avoir vérifié que j’avais pris tout
ce que j’avais apporté chez toi,
t’assurant ainsi que je n’avais rien laissé de moi.

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Merci pour les silences
entre ou après les transactions
physiques, fumant
allongés sans se toucher
et parfois en se touchant ;
pour avoir su que ce que nous
ne pouvions pas dire gagnait
à ne pas être dit, chaque silence gros
de tout ce que nous ne fûmes
jamais censés avoir assimilé
de nos vies, et contenant
plus que juste un soupçon
de mort : une leçon
dans l’acceptation que nous sommes
gouvernés par davantage
que la pensée ou la volonté,
de nouveaux horizons s’élevant loin
de notre quiétude, où
l’abjection s’estompe — avant
que nous ne retournions l’un vers l’autre
et retombions dans le temps ordinaire.

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Merci pour le mal de dos, les bleus,
rougeurs, coupures ou scarifications occasionnelles.
Merci pour les désillusions
et les dénis de douleur rentrée ; de m’avoir montré
comment il ne fallait pas être et les passages secrets
vers un meilleur moi. Merci pour les signes
d’affection, d’une irréalité évidente
ou participant d’une luminosité insatiable.
Mes remerciements à la plupart d’entre vous (cela dit
sans ironie) de ne m’avoir pas remercié en retour.
Quant à ceux qui m’ont dit merci, j’ouvre
de nouveau les bras — mais de rien !
et vous embrasse en guise d’adieu.
Je ne crois pas aux prières, mais j’imagine
pour nous un avenir dans lequel l’amour
apparaît sur la dernière carte, ou la compréhension
de ce qu’a de merveilleux la solitude
ce qui signifierait une nouvelle naissance —
nous avons fait tant de chemin. Mais avant que
cela n’arrive, je voudrais dire merci une dernière fois :
prends soin de toi et hasta luego.

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Cyril Wong, « Thanksgiving », in The Lover’s Inventory, Math Paper Press, 2015.

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