Voici l’espèce, 1/5

par Serge Airoldi.

Un dieu lui-même a besoin d’un témoin
Maurice Blanchot, Le dernier homme

j’éclos de ma mémoire, aux seules fins de réduire l’abîme. J’éclos de mes temps infernaux, de mes sabliers, je m’expulse de l’âme des bœufs au soleil, las, à force de chars de deuil, de routes empierrées, de chaleurs térébrantes, de fabliaux, de  linceuls à conduire aux fosses. J’éclos de mes racines carrées, de mes exposants sans fin utile. J’éclos d’Euclide, des Eléments. J’éclos des postulats & du Phlégéthon, en craignant les assujettissements, la mise à l’amble. J’éclos du rire de Lear. Le roi menace : il ignore de quoi sera forcé le péril mais ce sera terrible

j’éclos de la mer brûlante couleur des vins vieux, du volcan sec, ce sauvage, cet insensé, des madères sucrés, des ceps de Malvoisie, de Sercial & de Boal, du tapis de braises pour la foi des sapèl malbar, j’éclos des quatrains des Eaux Hautes, de la mer domino

j’éclos de ce questionnement : « qu’était-ce la mer ? »

j’éclos de ma mémoire froide, avec toutes ses cendres dispersées, je surgis des sables verts & bleus, des gouaches de Tal-Coat, de la dune maîtresse, la barkhane, de l’horizon rouge, de l’étrange Rub al-Khali, ce Lieu vif – pays des Hommes-Loups. Le sable passe – qui déclarera sa qualité paire ou impaire, des milliards de milliards plus un ou bien seulement des milliards de milliards de grains? – le sable transhume tandis que le tableaucéans demeure, hordes de vagues, mustangs du sud du nord de l’est de l’ouest, galops scélérats, hennissements, hippomancie – dictionnaire de Xanthe, Balios, Bucéphale, géographie de la jument Skalm, géodésie, houle, roulis, fetch

j’éclos de la chatte noire de Bloom, de la panthère noire de Dante, des cochons noirs de Gauguin, de l’ouroboros, de la mer pituitaire – cette valise d’eau ///de verre où la paire mer-mère opère à la perfection

j’éclos de cette gésine purpurine, nerveuse, cette boue des temps premiers, l’origine avant l’origine ; j’éclos de cette mer-là, émulsion Gaz dans l’Eau, comme un soda water meurtrier, acide

j’éclos des sentiers de la Sainte Montagne, fille des roches marines, de la cloche des brumes, des vains orpaillages où la batée n’annonce jamais que du vide, le très riche nihil, de la ruche de mauvaise naissance, « de ton sourire enfondu de perce-neige » & du tocsin que la tourmente ourle de nuit

j’éclos de l’écaille de la tortue, de l’Âne d’Or qui mangea la rose, « de la fleur désastreuse épanouie aux doigts mêmes des saints de glace ». J’éclos de la rivière Wei, de la vie & de la mort de l’empereur mandchou, des reines douairières, de la Mer de Chine. J’éclos des Pierres de Rêves. J’éclos des Toungouses trop à l’Orient pour s’affirmer d’un centre conforme

j’éclos des ruines de la Maison en Bloc où jamais ne vinrent l’eau fraîche, le lait, les friandises modernes – même chimiques, si toniques – pour les petits, bouches rouges, lèvres sucrées, dents inégales. Pas de vestiges dans les Eaux de Céans, que des épaves incertaines, des monceaux d’os noirs, des avatars phlegmoneux, des marais saumâtres de l’Umm al Samin, des entre-deux-mondes fécondés par les algues, les cyanobactéries, les Poissons Pilotes

j’éclos de la jarre antique, le pithos dans lequel vécut Diogène de Sinope, le Cynique – & celles d’Espagne à la mesure de l’arrobe, tinajas d’Aranjuez & de Valdepeñas pour le vin, l’eau-de-vie, l’huile, le vinaigre, le blé, l’avoine – toutes perdues au naufrage, & les koupchines d’Arménie & la khabia ventrue du Maroc

j’éclos de l’Amour étrange, d’Apulée, des métamorphoses successives, incessantes, du cheminement des va-nu-pieds, du Sans-Témoin ; la Croisade des Enfants. J’éclos de l’herbe de Grocq, j’éclos des fausses couches de la marée mauve. J’éclos des disputes quodlibétiques. J’éclos de ma mémoire, encore, du nard, du safran & du roseau aromatique, de l’asphodèle, j’éclos du grenadier, de la cinnamome, de la myrrhe & de l’aloès, de la cannelle & du thym & du basilic. J’éclos du gattilier dont Ulysse confectionna des liens pour échapper au Monstre & dont le Cyclope avait nourri sa couche. J’éclos du mélia & du plaqueminier. J’éclos de la technique des paufourches, je nais des ouches. J’éclos des rouages, des puits, des norias, des chadoufs, des eaux de roches. J’éclos du siècle de nature pythique, de l’acier des hameçons. J’éclos de la Grande Farce

j’éclos d’une recommandation : souviens-toi d’une lecture de ce poète qui avait nom René Daumal

Blanc et noir et blanc et noir,
attention, je vais vous apprendre à mourir…

j’éclos encore du songe fugace qui plaît tellement au monde

j’éclos du ventre de la Femme Vieille, parcheminée, du ventre du ventre du ventre du ventre du ventre du ventre de ses aînées. J’éclos du fiel de bœuf, des glacis, du blanc de titane, des sels métalliques, des rehauts de lumières, – comme dans les Espaces. Tout l’océan me peint, tout l’océan

j’éclos des Mémoires de l’heure sombre, toute noble. J’éclos de l’Enéide, j’éclos du père fondateur, j’éclos de l’anabase, du pays des Cardouques, des Colques & des Taoques. J’éclos des villes éternelles, enfouies, j’éclos de Cotyôra, de Salmydessos, de Pergame & de Chrysopolis, partout des mers entières, la mienne n’est que parcelle

j’éclos d’un bouquet de voix & maintenant, d’un simple murmure – bouche d’enfant – qui s’avance pour scander un ressac

j’éclos de ce soleil noir, de ces routes crevées, bouquets d’herbes acides trouant l’asphalte, de ces bourrasques, vents vents vents, des empyrées que je crois voir bourgeonner ; moi aussi j’éclos de toutes les directions, comme la langue en recherche d’un sens, grain blanc, khamsin, chergui, auster, galerne, noroît, joran et autan, j’éclos de cravan, de ce soleil mort, ce soleil noir – l’ancêtre, papillons blancs, de ce blanc d’Espagne & de ces bêtes héraldiques or & turquin. J’éclos de la pâleur des médinas près des flots d’azur comestible – vient alors une bousculade dans ta poitrine & le fil du temps, j’éclos des articulations possibles, elles rompent – soleil noir encore – il se fissure – soleil noir, il galope au devant des arbres généalogiques, au plus intime de la Fosse des Mariannes, j’éclos de cet ancêtre, ô cet aïeul, l’aîné des Titans dans les embruns chlorhydriques

j’éclos du jour suivant que la nuit d’avant a laissé cadavre

À suivre…

retour au sommaire

Laisser un commentaire