Marcel revient (extraits)

par Marc Wetzel

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7   Dialogue aimable, mais serré (et funèbre) dans l’express de Brive. Le jeune homme, qui porte bien sa calvitie, et son veston fonctionnel, est catégorique : ce sera pour lui la crémation. « Pourrir, je sais ce que c’est » dit-il (un peu mystérieusement), « pas question en ce qui me concerne; restons le moins longtemps possible un mort, c’est ma devise ».

« Il faut préférer l’enterrement; il faut vouloir se remélanger au monde » estime au contraire Cogito. « L’existence est terrestre ou rien; ainsi, une inhumation est saine et logique comme un j’y suis j’y reste.   L’auto-combustion, à l’inverse, n’est qu’une misérable fuite, une piteuse dérobade à l’étreinte sacrée des choses ».

« Mais justement » dit vivement le jeune homme, « je ne peux pas redevenir une chose  » !

Il y aura silence jusqu’à Brive.

« Sa dernière phrase définit le déchet » songe Cogito, soudain tremblant.

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13   L’homme au fauteuil électrique est monté sans mal dans le (pourtant bondé) tramway, mais ne peut aller plus loin. « Voudriez-vous bien, s’il vous plaît », dit-il à Cogito, lui tendant son ticket carton-voyages, « composter ça pour moi à la bulle orange ? ». « Volontiers » dit Cogito, faisant les quelques pas requis. Mais l’appareil avale la carte introduite, et rien n’y fera : les tapotements, les conseils, les coups de coude dans l’agrume de plastique, les récriminations de l’infirme à quelques mètres, l’appel aux contrôleurs absents; un coup de pied plus sportif à la base de la borne n’y change rien. « C’est une carte cinquante voyages » dit l’homme au fauteuil, « il faut me la rendre ! ».

Cogito se défend, lève les bras (et les yeux), montre qu’il ne peut rien récupérer. Les rares témoins sont sortis au dernier arrêt, et voici, tout autour, de nouveaux voyageurs qui n’ont rien su, qui baîllent et qui toussent, et n’ont pas l’intention de s’informer. L’infortuné, qui crie sa colère et sa détresse, ameute la rame.  » Je vous répète que votre ticket-famille vient d’être avalé » dit Cogito, « que puis-je à ça ? ». « Quel ticket-famille ? » hurle l’autre, « c’est mon abonnement handicapé, qui m’a coûté une fortune, et qui de toute façon ne pourra pas vous servir ! Rendez-moi ça ! ».

Cogito n’est pas chez lui dans les clameurs du monde. Dès qu’il y a une parole juste, ou simplement claire, oui, il est aussitôt dedans, il voit le monde depuis elle (c’est comme ça, il a été littéralement élevé à la belle pensée d’autrui); mais quand ça grogne sans nuances ou geint sans méthode dans la proche humanité, ça ne respire plus, ses talons tremblent, et il s’étonne bientôt de n’avoir pas fui. Il tente une dernière précision : »Tout ce que je pourrais faire » dit-il à l’homme, « c’est détacher cet appareil à la pioche, et poser la boîte sur vos genoux; à vous alors de l’ouvrir, pour récupérer votre bien. Mais je n’ai ni pioche, ni énergie civile, et – comme tout le monde – l’amour m’attend ». L’arrêt ouvre la double porte, et sous les insultes du concerné (et les rares huées des quelques rigolards), Cogito quitte, pâle et vif, l’incident.   

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18  Dans le mince étang, un héron guette le poisson depuis vingt bonnes minutes. Cogito, dont les genoux et les talons s’ankylosaient sur la rive feuillue, ne peut se redresser sans tuer la situation. Mais il n’y a pas à réfléchir; la solution est, justement, dans la situation : être héron de héron, faire du héron son poisson.

Et Cogito sait demeurer si longtemps impeccablement figé que, lorsque l’oiseau d’un coup se détend et lacère, explosivement, l’eau de son bec, tout l’avant-train de Cogito – nez, buste et menton – chute, en coup de fouet, sur le sol gras.

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20   Tout le monde hier, à la réunion de famille, a vu Cogito blaguer et boire avec son (adorable) fils, mais se crisper et trembler avec sa (merveilleuse) fille.

Un témoin de ça revient aujourd’hui à la charge. « Pourquoi si diversement les aimer ? Qu’est-ce que c’est que cet amour à deux coeurs ? Ce deux vents-deux voilures dans ta paternité etc. ? ».

Cogito sait ce qu’il y a.

« C’est juste que » s’explique-t-il, « l’homme que le premier a extrait de mon épouse m’amuse et m’étourdit; mais la femme que la seconde a tiré de moi m’angoisse et m’édifie ».

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