portant bas nos ombres

par Mary-Laure Zoss

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« De qui parles-tu à qui tu ne parles pas ?
Ce sont dehors et les fantômes de dehors ».

Jean-Christophe Belleveaux, Paysages sans eux

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casés là, nous, gens de fêlures, enfoncés. voués aux arrière-cours, aux pluies battantes.

ici nous sommes. qui voudrait, hors contraint et forcé, qui voudrait descendre jusque-là ? dévaler marches verdies, eaux de ruissellement jusqu’à nos terres inondées ? nos vêtements ne sèchent pas, pendent sur un fil.

déplacés, nos abris de fortune, déplacés sur l’infection des sols – comment nos bâches pourraient-elles, et fendues, nous couvrir. comment nos sacs aux coutures défaites.

seule affairée, l’angoisse au long des nuits. on hèlerait en vain figure humaine. entre les poubelles maints passages de renards – combien vadrouillent, humant les remugles.

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casés là. qui nous voit, l’âme en friche, ressasser. où s’anémie la lumière. fouillant culs de sac et angles morts, tandis que nos paroles vont par le fond. nos pesanteurs. aux falaises nos jets d’encre noire. malvenus, penchés. du mauvais côté. depuis la  nuit des temps.

rasant le caniveau, on se cherche des bords. on rejoint les seuils, les matricules.  quelque chose bée en soi qu’il faudrait murer. parfois ce besoin de calfater les fenêtres. par étoffes tendues en travers du soleil. d’enfouir ce qui de nous s’épuise. répugne à paraître.

nous voient-ils seulement ceux qui passent ? échoués pour long dans la bruine de l’hiver – n’en finit pas cet hiver. nous, légèrement abrutis. écrasant nos mégots sous l’escalier.

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il y a ceux qui broient leur sommeil. contre le bitume à grand renfort d’aiguilles, de vitriol. ceux-là vont d’une cassure à l’autre. font l’impossible pour museler l’innommable hurlant au cœur.

échapper à l’obscurité qui coagule dans les veines. à la corrosion du souffle. force est de s’exterminer soi-même pour ainsi dire. sans quoi mieux vaut tirer sa révérence.

à d’autres octroyées quelques nuits. autant d’occasions de chamaille. à qui tel matelas, tel emplacement au coin. sur d’étroits sommiers les rêves mêlés jusqu’à la haine. on voudrait être en mesure de rester un peu. se voir attribuer le même crochet où suspendre sac et gabardine.

au point du jour verrouillées les serrures. prenons-y garde – sans quoi.

il faut s’y remettre. chaque matin. sous les grilles de fonte s’évertuer à repêcher quelques débris de son visage.

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casés là. de si piètre mine, gens de trottoirs ou d’impasses. établis à demeure dans un crachin de l’âme.

de quels pères et mères, n’y pensez pas. ainsi conçus, hors sol, se figurent-ils, eux qui nous jettent des regards en coin. conçus tels, harnachés, coltinant notre attirail. loin de nos enfances razziées.

avant toute chose il nous revient de prendre congé de nous-même. de déléguer à d’autres le loisir d’être au monde.

on existe – à dire vrai, lequel de nous pourrait en jurer ?

tandis qu’on lorgne vers les cuisines de plain-pied. vers la table, les linges propres. qu’on dévore des yeux l’ampoule qui éclaire l’évier. déambulant à quelques mètres de notre propre corps.

leurs vies, à eux qui n’ont pas à puiser leurs chimères dans l’haleine d’un soupirail.

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vaguant sur le bas-côté. vaguant, trimballant nos marasmes. si encore on pouvait. inconsolables rentrer sous terre. au lieu que dévisagés. spécimens de quoi au juste. prenant appui sur l’infiltration des murs, les planches délavées.

par la force des choses acculés. qu’on le veuille ou non, tenus en contrebas. sous la charge des vieilles maçonneries. à portée de salpêtre, de pulvérulences.

dans nos va-et-vient confinant aux sous-sols, aux briques friables.

effleurant la fougère des murailles. sans que se résorbent jamais un goût de cendres, l’humeur ferrugineuse des talus.

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toujours on suit la pente. traversant, dépeuplées, les contrées de l’âme. affalés, lourds en soi. portant désolation au cœur. et ne sachant trop de quelle manière ébranler l’indicible qui stagne. comment lessiver l’intérieur – cette bourbe où patauge, éventrée, l’amertume.

et un matin le soleil de mars.

on suit la pente, les bordures. en-deçà des rails aperçue l’eau trouble d’un étang. levé soudain le voile sur le récit d’un âge antérieur. on se rappelle avoir piétiné la paille des marais. postés à l’affût sur la rive boueuse. guettant le coassement des grenouilles. et remuant d’un bâton la gelée translucide. entre les herbes folles, les voyelles de la lumière. et tout près le chant d’un merle.

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prendre corps, si la voix pouvait – depuis si longtemps perdue, dessiner une fois encore notre limite. qu’on se ressemble à nouveau. même si à nos visages nombre de gerçures avant l’heure. quand seule reste lisible la graphie des humeurs noires.

si la voix pouvait.

au travers des limons, des fanges, s’ouvrir un passage. une trouée. à l’image de la sagaie vert cru des roseaux. jaillie neuve de la vase. et qu’à peine fait trembler le vent.

si on pouvait se reconnaître. qu’afflue en soi l’éloquence brouillonne de la fauvette. reconnaître le prunellier, ses étoilements, constellations des arbres pauvres.

si on pouvait. 

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alors, qui sait ? des pensées de vivant. sur la peau le souffle d’une campagne ancienne. et quelle sève en nos corps.

se soustraire à la crue de l’ombre. retrouvant partie liée avec l’aiguille d’azur. là où s’active enfiévrée la libellule. avec les résines, la senteur des fûts sciés dans le talus. 

et rallier les états naissants. tandis que se déplie et s’irrigue une cohue de feuilles

quelque chose a lieu qui écarquille l’instant. le cri d’un rapace sur la friche, l’aile d’un ramier.

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voici que brièvement sorti de soi. de force à pressentir l’effusion d’une eau claire.

à s’en remettre aux sentiers qui filent plus loin dans l’herbe haute.

nous frappons le sol. nous laissons porter par les scansions terrestres, la sauvagerie des mots

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