Cabanes théoriques

par Laurent Albarracin

À propos d’Échafaudages dans les bois d’Ivar Ch’Vavar.
Préface de Florence Trocmé.
 Le Corridor bleu/Lurlure, 2022

.

.

Il y a cent façons d’entrer dans le livre d’Ivar Ch’Vavar, cent raisons pour pénétrer dans cet essai foisonnant constitué principalement de lettres (ou courriels, mais les courriels de Ch’Vavar sont de véritables lettres) adressées par l’auteur à ses correspondants. L’une des meilleures raisons d’y aller voir est justement qu’il est un formidable épistolier, drôle extrêmement, passionné, toujours sur la brèche et taillant plusieurs fronts à la fois, prêt à s’expliquer sur tous les sujets qui le préoccupent et le hantent. Ch’Vavar est de ce point de vue un théoricien singulier ― singulier presque comme on dit qu’il y a de l’art singulier. Il a ses obsessions sur lesquelles il ne cesse de revenir et pour lesquelles il éprouve le besoin de solliciter ses interlocuteurs afin de recueillir leur avis ou simplement les prendre à témoin. Il s’explique, cherche, tâtonne, lance des propositions théoriques comme autant de coups de sonde chez ses correspondants en vue de vérifier ses intuitions profondes, qui, pour être inquiètes, n’en sont pas moins ancrées fermement en lui.

On trouvera donc dans ce livre de multiples questionnements autour desquels l’auteur tourne, ou peut-être plutôt avec lesquels il tourne comme autour du pot, d’un pot commun à tous et unique néanmoins. En vrac et sans exhaustivité : l’image poétique, l’inspiration, le chant, l’idée d’une poésie populaire, la forme du poème, son rapport au réel, les vertus de la contrainte, la nécessité d’une prosodie nouvelle et la question, si importante, du vers. C’est elle qui nous intéresse ici. Car Ch’Vavar est l’un de ceux qui aura rejeté le plus vigoureusement le vers libre. Rappelons qu’il a inventé le vers arithmonyme : un vers dont ce sont les mots qui sont comptés, et non plus les syllabes. S’il n’a pas inventé le vers justifié (il le fut par Martial Lengellé et Lucien Suel), il l’a beaucoup expérimenté et y a réfléchi à diverses reprises. Rappelons là aussi, pour ceux qui le méconnaitraient, ce qu’est le vers justifié : un vers fondé non sur le compte des syllabes, mais sur le nombre de signes (lorsque la police choisie attribue bien le même espace à chaque caractère) ou de centimètres, les vers faisant donc tous exactement la même longueur, et la coupe du vers intervenant impérativement (et arbitrairement, soit possiblement au beau milieu d’un mot) après un certain nombre de signes, étant entendu qu’une espace est typographiquement un signe.

Ce qui est passionnant, et si émouvant, dans les textes théoriques de Ch’Vavar, c’est qu’il n’expose pas une théorie d’en haut, depuis un magistère détaché, mais comme à ras du vers même qu’il explore, et exactement comme il compose ses poèmes : en artisan, en travailleur infatigable, n’hésitant pas à revenir sur des points avancés précédemment, voire à se contredire. Sa théorie du vers est avant tout – aussi paradoxal que cela puisse paraître – une pratique. Une pratique, puisque ses positions théoriques ne sont jamais tout à fait fixes, mais qu’il les élabore en y revenant constamment, en les remettant sans cesse sur le métier : il ne trouve jamais le fin mot de l’histoire mais le cherche avec acharnement, et sa quête est aussi son moteur. Les points de vue de Ch’Vavar vis-à-vis du vers semblent d’ailleurs varier. Tantôt « son » vers s’approche de la prose et semble jouer avec elle ou se jouer d’elle ; tantôt il s’en écarte absolument. Il est tantôt assimilé à un mètre (c’est une longueur déterminée, arythmique), et tantôt il dépasse le mètre sans qu’on sache alors et sans que l’auteur sache lui-même où il se trouve, ce qu’il recouvre exactement. Quoique arythmique (mesuré mathématiquement et non selon sa scansion), Ch’Vavar prétend que son vers est musical. Il insiste sur le fait que les vers justifié et arithmonyme exercent une forte contrainte sur l’écriture (le second encore plus que le premier, selon lui) mais cette contrainte est à ses yeux éminemment libératrice. Pourquoi un vers contraint rend-il la création plus libre que le vers dit libre ? La réponse de Ch’vavar semble être que le travail du poète étant obnubilé par la question formelle, le subconscient de celui-ci s’en trouve rendu plus disponible. Comme si l’ouvrier du vers justifié/arithmonyme avait accès à une sorte d’écriture automatique seconde. Ou comme si le poète, concentré sur le réglage de sa machine afin d’obtenir ce vers « mécanique » auquel il faut donner la précision millimétrique qu’il exige, en oubliait tout autre contrôle littéraire et se retrouvait libre de s’évader. L’œil rivé sur les rails du vers, son esprit est en capacité de délirer. Cela peut sembler étrange mais ne l’est pas tant que ça si l’on songe que le vers de Ch’Vavar est un vers long, et un vers long à l’intérieur d’un poème lui-même long, si bien que le décompte des mots, ou plutôt le comptage des mots ou des signes, avec ce que cela peut avoir de répétitif, voire de rébarbatif, peut provoquer un effet hypnotique, créer cet état second qui est si propice à la création et à la libération de l’imagination. Pour un « horrible travailleur » comme Ch’Vavar, le travail seul permet de s’oublier et d’accéder à son imaginaire profond.

Vers et poèmes longs ; et le flux narratif qu’ils induisent, favorisent en effet le travail de l’imagination, mais un « travail » au sens où l’on parle du travail de l’accouchement chez une parturiente : les images de Ch’vavar sont assez peu du côté de la fulgurance ; ce sont souvent des images développées, lentement venues au jour ; ce sont des scènes, même, et des scènes souvent fantasmatiques, des séquences à forte valeur onirique. Il y a quelque chose de visionnaire chez lui, et si on ne peut sans doute pas parler à son égard de poète brut (étant trop cultivé, encore que ses hétéronymes et autres « fous et crétins dans le Nord de la France » le sont sûrement, eux, bruts), il n’empêche que c’est le travail du vers, le travail inlassable, obsessionnel et quasiment en aveugle de ce vers, qui lui donne libre accès à ses visions intérieures.

Au fond le vers libre est un vers trop « naturel » aux yeux de Ch’Vavar. Il faut nécessairement en passer par l’invention d’une prosodie contraignante, la plus arbitraire et la plus arythmique qui soit, la moins naturelle possible, pour retrouver la liberté de création, pour en quelque sorte être en position de (re)découvrir ce qu’on fabrique, avec une sorte de fraîcheur acquise comme si l’on était devenu soudain un autodidacte en écriture. C’est là tout le paradoxe et la fécondité de sa position théorique : il faut s’abrutir dans le travail (dans un travail d’ouvrier ajusteur du vers) pour redevenir un poète inspiré.

.

.

.

.

.

Laisser un commentaire