Journal de Franz

par Sereine Berlottier

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1
il a 27 ans quand il trace les premières lignes
dans l’un de ces douze cahiers, revêtus d’une couverture
en toile cirée (noire), les feuilles sont blanches
il n’aime peut-être pas les lignes
mais est-ce qu’il veut écrire droit de toute façon ?
nous sommes en 1910 (bien qu’il ne note pas la date)
les pages mesurent 25 cm sur 20 cm environ
il a cette curieuse façon d’insister sur la barre des -t-
comme s’il était furieux ou juste la plume écrasée, la vitesse
de la pensée même si la première ligne tracée nous montre
les spectateurs figés devant un train qui passe
souvent il ne termine pas ses phrases
et l’on se demande s’il s’ennuie
(se déteste se dégoûte ?)

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2
à présent c’est un livre énorme et qui pèse
alors que lui se plaignait d’être trop léger
trop maigre (49 kg en vêtements d’hiver à la fin)
mais revenons plutôt au début
quand le petit habitant des ruines se lève et prend la parole
en secouant ses plumes noires
il a des choses à dire
au sujet de l’éducation qu’on lui a donnée
cuisinière et maîtres d’école
la liste serait longue et s’ouvre
sur un immense reproche
dont nous ne sortirons pas indemnes
puisqu’il fend
la société comme un poignard

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3
La première et la
dernière lettre de l’alphabet
sont le début
et la fin
de ma sensation d’être
semblable
(à un poisson).
Je tire les mots
comme s’ils venaient
de l’air vide.

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4
parfois il pense
que ce journal le sauvera de quelque chose de
pire (l’impuissance, une certaine forme sans forme)
un jour c’est la nuit le plus souvent qu’il écrit
en bas sur le pont à péage
quelqu’un (on ne sait pas qui)
surveille et entendrait le bruit s’il tombait
par la fenêtre (de tout son maigre corps le son)
mais non (finalement, bien qu’il hésite)
il serre les bras autour de son corps
en attendant de dormir
il sait qu’il ne doit pas s’arrêter et
il écoute dans l’angle de la chambre à l’autre bout
du lit chanter de musiciennes souris

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5
peut-être considère-t-il ce journal
comme une façon de continuer
à pagayer vers l’espoir d’un texte
le fier rameur
de ne pas renoncer tout à fait
ébauches et petits récits
rêves
dialogues
maximes et invocations
on y trouve de tout
et même des phrases
à finir soi-même
pendant les longues
soirées d’hiver

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6
Et en moi cette foule
en profondeur
à peine visible.
La douceur
de la tristesse
et de l’amour.
Son sourire
pour moi
dans le canot.

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7
la première fois qu’il rencontre
Felice il creuse
dans la page le vide de son visage
creux et insignifiant
avec ses mains
un petit bol
comme font les enfants dans le sable
il y verse des mots et des mots des suppliques
et les centaines de lettres à venir
oh Felice, ma chérie,
et les mots disparaissent à mesure
qu’il verse
sa vie descend vers le ventre silencieux de la terre
qu’il ne touche pas

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8
il attend à cet endroit-là
que ça commence
il en fait le lieu des commencements
des retours
il y avoue sa panique
ses peurs
les rêves dans lesquels il vole
à l’indifférence
son visage dans le miroir
éclairé par l’arrière
la sorte de beauté
qui est la sienne
et qui plait
aux filles aussi

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9
Déranger l’équilibre.
Laisser une nouvelle
personne naître
là-bas.
L’enterrer
ici.
Mes forces en miettes
pendant le trajet
en traineau.

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10
et chaque nuit
semblable à une marée
avec ses coefficients de détresse
et ce qu’on y trouvera au matin
(liste d’objets)
quelques mots
une plainte
le portrait d’une jeune fille
caché au fond d’un récit
cassé en deux
comme un coquillage vide
et tout ce qui est écrit par fragment
et non dans la continuité de la nuit
à renier

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11
un jour
comme si les lettres ne suffisaient pas
à se présenter nu au monde
il donnera à Milena Jesenská son journal
tous les cahiers
(sans garder de copie)
et ce jour-là
plusieurs années avant de mourir
as-tu trouvé dans les journaux
quelque chose contre moi ?
on ne sait pas
si Milena sut répondre à cette demande
ni même si elle l’a désiré
sa voix nous manque (un rire peut-être, et jaillissant)

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Les poèmes 3, 6, 9 ont été composé à partir des Journaux de Franz Kafka, dans la traduction de Robert Kahn (éd. Nous, 2020). Il en est de même des quelques fragments cités en italiques [Note de l’autrice].

[Illustration : dessin de Kafka]

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