Deux poèmes

par Robin Robertson. Traduit de l’anglais par Geoffrey Pauly

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Sur la falaise de Roane

pour John Burnside

On reconnaissait sa maison aux persiennes qui étaient tirées,
aux cormorans posés en ligne sur le mur d’enceinte,
et dont les croix noires, sur les ailes, prenaient le vent pour sécher.
On la reconnaissait aux sorbiers et aux pins qui la séparaient
de la mer, de la mince lumière du soleil,
et grâce à Aonghas, le colley, couché devant la porte,
à l’endroit où il était mort : petit tas d’ossements aux allures de piège.

Quelques bernaches nonettes approchaient dans leur long
cris de scie rouillée. Le va-et-vient plaintif et morose
de la mer ; un roucoulement de pigeons gonflait dans le bois.

Elle avait eu quatre fils , ça je le savais,
et pas un de correct. Tous aveugles, à ce qu’on disait,
béats, simplets, les orteils palmés,
rachitiques comme des brindilles. De belles gueules, m’a-t-on dit,
mais complètement inexpressives.
Quelqu’un les a vus, un jour, descendre vers la rive,
ils boitaient et poussaient de petits cris de rats ;
apparemment, ils étaient bons nageurs,
mais j’aurais pu le deviner.

Son mari l’avait quittée : il disait
que ça n’était pas lui le père, qu’ils étaient plus
des poissons que des êtres humains,
il disait qu’ils étaient ensorcelés,
et cherchait les traces d’enchantement sur leurs corps.

Des années durant, elle apaisa les flammes
allumées par leurs corps frêles et vacillants.
Chaque soir elle ferma
les écailles de leurs yeux
pour éteindre le feu.

Puis il reparut,
une toute dernière fois,
complètement ivre, disant
qu’il en avait assez,
de toute cette magie ;
il les fit aligner
devant leurs lit,
tremblants. Les mains
pendantes, leurs yeux de harengs
révulsés.
Il suivit la rangée
et les remercia
l’un après l’autre
à l’aide d’un petit couteau.

On dit que chaque soir, elle sort pour étendre
des couvertures sur les tombes afin qu’ils n’aient pas froid.
Ça vous transpercerait le cœur, tout ce chagrin.

Il y avait une loutre tapie parmi les feuilles, un héron
qui enjambait les flots quand, à l’aube,
je me suis approché de la porte.

Elle avait attaché quatre pierres pour faire un collier, portait
quatre bagues à la main pour que je franchisse la pièce
où brûlaient quatre bougie
qu’elle nommait la « salle du chagrin ».

Une fumée laiteuse s’élevait de l’âtre
comme une cascade renversée,
et elle prononça mon nom,
et ce fut la seule parole,
et ce fut la dernière parole qu’elle prononça.

Elle me donna un œuf d’alouette sur un lit de givre,
des boucles de cheveux de chacun de mes quatre enfants, la tête
de son mari dans une boîte en bois.
Puis elle me donna la peau de phoque, et je la revêtis.

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Au-delà du Loch Ifrinn

Fin janvier, et le chêne est toujours vert,
les agneaux dans les prés, et les fleurs écloses.
La saison n’est pas allée à son terme, l’année
s’est brisée avant de commencer, et je me tiens là
où l’hiver devrait se tenir :
homme floué, homme ensorcelé.

Le baiser d’une femme vous portera pour la matinée.
La malédiction d’une femme vous damnera.

Près de la source, sur les hauteurs de la lande, j’ai vu le jour
changer de couleurs :
j’ai regardé la lumière s’enraciner dans les bois lointains,
le ciel fermer les yeux.

Des langues de feu, puis l’averse, des bourrasques de vent
qui se faufilaient à travers l’obscurité, et l’agitaient,
la rinçaient, la pluie
devenir crachin, grêle, et neige.
Puis le froid
(qui avait attendu son heure)
s’abattit.
La bruyère verte rayonna,
chaque feuille
bien à part comme celles du romarin.
La source prit une couleur laiteuse, une couleur d’œil sans vie,
enfumée de glace,
mais je pus distinguer, au moment précis où la surface gela
une poupée d’argile, corp criadha, pleine d’épingles,
et je repris le chemin de la maison.
Tout en bas, je vis l’eau du loch
passer du gris au blanc ; sa longue nappe
rasée au couteau à tirer, à la faux, à la faucille,
se couvrir de glace, et la buée se figer dans l’air
avant de voler en éclats sur la rive.

Le lendemain, la glace était si épaisse
que nous y avons percé des trous pour permettre aux poissons de respirer.
Nous étions rassemblés là autour pour les observer
(un soulèvement de truites) qui se serraient
dans un halètement de bouches, argentées et roses,
gerbes luisantes et vivantes, là, dans la glace.

Puis le froid descendit davantage
et les poissons furent coincés, comme des blocaux, dans le verre.

Les oiseaux fondirent tout droit depuis le ciel ; tous les agneaux périrent.
Le bétail qui survécut donna plus de sang que de lait.
On retrouva le jeune Neil MacLean, le bègue,
ligoté à un arbre, émasculé, la langue
sortie du crâne comme on ouvrirait un coquillage, et vêtu de stalactites rouges ;
Betty Campbell congelée, roide dans son bain,
le front marqué d’une croix.
J’ai vu la jument de Macaulay qui faisait un AVC
et qui tournait en rond dans le pré, de plus en plus vite, jusqu’à foncer
droit dans le mur de l’étable.
J’ai vu un renard
à la queue duquel on avait attaché un braison
passer sur la falaise, cerné de flammes.
Et, prenant la direction de l’ouest, un cortège funéraire
sur un versant de colline où nulle route ne passait.

Trois mois d’hiver ; jusqu’à ce que l’hiver ne se brise.
On testa la surface de l’eau du bout du pied :
la pellicule d’air blanc s’écrasa
sous la glace puis repris sa forme première
comme s’aplatirait un esprit.

Elle supporta leur poids quelque temps,
ils ne pouvaient distinguer les glaces de la rive,
puis le loch craqua et une longue fissure d’un kilomètre de long se dessina,
ils virent leurs traces de pas s’effacer, prendre l’eau et se dissoudre,
leur monde solide et entier se défaire dans le dégel.

Le baiser d’une femme vous portera pour la matinée.
La malédiction d’une femme vous damnera.

Ce qu’il y avait dans la source a disparu : l’argile
a laissé place à un lit d’épingles.
Je suis possédé. Je ne vais pas bien ; je n’ai qu’à peine
l’allure d’un homme, je quitte le Loch Ifrinn,
un pincement au cœur en forme de chant d’oiseau
je me traîne
sur la colline où nulle route ne passe.

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