Pour une mnémotechnique sonore (1/2)


Notes sur la possibilité d’un palais de la mémoire sonore

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par Alessandro Bosetti

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1. Ars memoriae.

L’art de la mémoire, aussi dite méthode des loci ou des lieux mnémotechniques, existe depuis au moins 2500 ans. Les traités les plus anciens qui nous soient parvenus datent d’environ le premier siècle avant Jésus-Christ.

Il s’agit de « Ad Herennium » — dont nous ne connaissons que le dédicataire — et « De Inventione » écrit par Cicéron.

Le dispositif mental au centre de l’art de la mémoire est ce qu’on appelle le palais (ou théâtre) mnémonique, un espace architectural imaginaire que le mnémoniste, après l’avoir visualisé dans ses moindres détails dans son esprit, utilise comme un lieu ou une séquence de lieux (loci) aptes aux stockage de souvenirs, divisés en res (choses, sujets, thèmes) et verba (mots isolés).

L’artifice de la spatialisation mentale permet de pouvoir se déplacer dans cette architecture dans n’importe quelle direction et à n’importe quel moment afin de retrouver les objets mentaux tels qu’ils ont été précédemment placés.

De nombreux noms de ceux qui ont pratiqué cet art dans l’antiquité ont résonné jusqu’à aujourd’hui : Hippias d’Elide, Simonides de Ceo, Metrodoro de Scepsi, Carmada, Marco Tullio Cicerone, Marco Fabio Quintiliano, Apollonio di Tiana. Plus récemment, il convient de rappeler Pico de la Mirandola, Giordano Bruno, Robert Fludd et Giulio Camillo Delminio.

Cette liste masculine ne comprend pas le nom de Frances Amelia Yates, une érudite anglaise qui, au XXe siècle, a retracé l’histoire de l’ars memoriae dans un livre magistral — The Art of Memory — ainsi que dans plusieurs autres ouvrages sur la figure de Giordano Bruno et sur la tradition dite hermétique pendant la Renaissance.

Yates est presque à elle seule responsable d’un regain d’intérêt pour cette discipline et son contexte philosophique.

Frances Yates n’était pas une mnémotechnicienne elle-même, mais plutôt la chroniqueuse la plus brillante et érudite de l’histoire de l’ars memoriae. En parcourant une période qui s’étend de la fin du Moyen Âge à l’aube de l’ère scientifique — elle a montré comment l’art de la mémoire parvenait à acquérir une valeur spéculative et mystique qui dépassait le simple outil mécanique de mémorisation, en devenant en même temps un instrument de connaissance du cosmos et d’exploration de l’esprit.

Le héraut de cette vision à laquelle Yates a consacré une bonne partie de sa vie studieuse est le moine et philosophe Giordano Bruno, originaire de Nola, près de Naples.

C’est en parcourant l’œuvre de Bruno guidé par les essais de Yates que je me jette a la recherche de la moindre référence au son et sa mémorisation dans l’évolution de l’art de la mémoire.

Je me convaincs que dans toute l’histoire de l’art de la mémoire classique, il n’y a que très peu, voire aucune référence a la mémorisation du son (à l’exception du son de la voix humaine, sur lequel nous reviendrons dans un instant). Les images occupent le devant de la scène à toutes les étapes de l’évolution de cette discipline.

Déjà, selon Yates, l’art de la mémoire était destiné aux personnes qui, comme Cicéron, avaient une mémoire visuelle fantastique. En tant qu’historienne de l’art, et non en tant que praticienne de l’ars memoriae, elle s’associait modestement aux inertes, ceux et celles qui, paresseux ou inexpérimentés, adoptaient le point de vue du sens commun, et pour lesquels « tous ces loci et ces images ne finissaient que par ensevelir encore plus sous un tas de gravats le peu dont ils se souvenaient naturellement.[1] »

Dans la mémoire ordinaire et inculte de ce que Frances Yates appelait inertes, les souvenirs récents disparaissent rapidement dans un sombre arrière-plan d’où — parfois — ils ressurgissent de manière plus ou moins fiable grâce à un mécanisme insaisissable alors que dans une mémoire éduquée par la mnémotechnique cet arrière-plan vient s’illuminer en révélant un espace architectural stable et bien défini, un dépôt dont on connaît chaque coin et chaque secteur, coins et secteurs qui seront nommés loci memoriae. Les loci dessinent une géographie fiable, même si imaginaire, dans laquelle se déplacer pour y retrouver des souvenirs.

La philosophie néo-platonicienne de la Renaissance voit dans ce palais de la mémoire un concentré de toutes les essences du monde, un microcosme reflétant l’univers entier dont il devient — par analogie — un instrument de connaissance spéculative. Les souvenirs qui y sont stockés ne sont pas seulement des objets utiles et significatifs en eux-mêmes, mais aussi des emblèmes cryptés ainsi que des symboles renvoyant à une réalité beaucoup plus vaste, sur laquelle ils semblent parfois acquérir une « agentivité » remarquable, canalisée a son tour par un système de correspondances magiques.

Da tutto si può produr tutto [2] (de chaque chose on peut obtenir chaque chose), nous dit Giordano Bruno, suggérant qu’à partir de nos souvenirs et de notre expérience biographique particulière, il serait possible de reconstruire l’univers entier et même de pouvoir manipuler certaines de ses parties.

L’avènement de la science expérimentale a fait tomber le château des correspondances allégoriques qui reliait le palais de la mémoire d’inspiration néoplatonicienne — décrit et pratiqué par Bruno — à la réalité sensible dans son ensemble. Dès le XVIe siècle, la science et la magie commencent à prendre des chemins différents.

Pourtant, à l’époque de Giordano Bruno, il n’y avait aucun recoin caché des sphères qui ne soit potentiellement accessible au regard omniscient du mage, celui qui maîtrisait pas seulement les secrets de la matière mais aussi les secrets et les techniques de la mémoire.

En faisant un large bond en avant jusqu’à la fin du XIXème siècle et le début du XXème, nous voyons une nouvelle vague de recherches et découvertes sur le fonctionnement du cerveau et sur les mécanismes psychiques et neurologiques de la mémoire. Dans le sillage de ces recherches, des philosophes comme Henry Bergson, Alfred North Whitehead et plus tard Raymond Ruyer décrivent une mémoire plus complexe et surtout plus dynamique et évolutive. Après cette nouvelle saison, la technique classique du palais de la mémoire — aussi dépassée soit-elle sur le plan philosophique —  reste un outil utile et suggestif pour les professionnels ou même les « athlètes » de la mémoire ou pour toute personne qui souhaiterait stocker de grandes quantités de données dans son esprit.

2. Mnémotechnique sonore.

Dans cette tradition et tout au long de cette longue réflexion sur ce qu’est la mémoire et comment elle fonctionne, le son semble jouer un rôle marginal car le fonctionnement des mnémotechniques classiques est principalement basé sur l’utilisation et la manipulation d’images.

Ce sont des images et des emblèmes que Giordano Bruno place dans le palais de la mémoire afin de se souvenir d’autres images et d’autres emblèmes qui renvoient à leur tour à des syllabes, des mots et des textes entiers.

La conservation et la manipulation des sons mémorisés — si on met de côté la voix humaine — ou leur utilisation comme marqueurs pour se souvenir d’autres contenus, semblent n’avoir jamais été explicitement prises en considération dans toute l’histoire de l’art de la mémoire.

Aristote a écrit dans le De Anima que « penser est quelque chose que nous pouvons faire à n’importe quel moment parce qu’il est possible de placer des choses devant nos yeux comme le font ceux qui inventent des systèmes de mémoire et construisent des images. »[3] Cette citation nous indique deux choses : que l’art de la mémoire était probablement déjà bien établi au IVe siècle avant J.-C. et que, sans aucun doute, la mémoire visuelle y jouait un rôle prédominant.

Il convient de rappeler que de nombreuses techniques classiques de mémorisation étaient pratiquées oralement et donc en utilisant le son de la voix et que, dans la culture Romaine — qui, jusqu’à l’époque républicaine, accordait plus d’importance à ce qui est dit ( fās, de fari, signifie à la fois « faire » et « dire » ) qu’à ce qui est écrit (scripta) — le lobe de l’oreille était considéré comme le siège même de la mémoire :

Si les Romains placent la mémoire dans l’oreille, c’est qu’ils sont encore conscients que le corpus de connaissances qui habite chaque individu se forme de manière auditive. (…) Virgile dans les Eglogues raconte qu’Apollon s’est tourné vers lui (aurem/ vellit et admonuit) c’est-à-dire qu’il a tiré mon oreille et m’a fait me souvenir. Toucher les oreilles, les tirer, constituait en somme la traduction gestuelle d’admonere, donc de me faire souvenir.[4]

Un écho de cette tradition était encore présent dans mon enfance quand, à l’anniversaire de chaque enfant, on lui tirait doucement les oreilles autant de fois que le nombre des années vécues pour l’admonester, et lui faire se souvenir du temps passé.

Cependant, dans ces contextes, il s’agissait toujours de se souvenir d’un message verbal porté par une voix plutôt que d’utiliser la voix pour se souvenir d’autres expériences auditives.

Même si le lobe de l’oreille des Romains était destiné à servir de récepteur mnémonique de l’oralité, on sait que l’oreille a bien d’autres capacités qui ne sont pas prises en compte dans cette tradition en étant le point focal de toute perception auditive, bien au-delà de la voix et de l’expression verbale.

La voix est sûrement l’instrument privilégié du mnémoniste, qui l’utilise pour la transmission et la restitution verbale à son auditoire du contenu de son palais intérieur de mémoire, mais ne suffit sûrement pas à reproduire la complexité et la multiplicité d’un son mémorisé qui ne soit pas verbale.

La voix peut décrire verbalement un son dans sa complexité, mais elle peut difficilement l’imiter afin de pouvoir en renvoyer une impression sensible précise à quelqu’un qui n’a aucune expérience préalable.

Une voix ne pourra guère simuler la propagation du grondement du tonnerre sur la crête d’une montagne, la prolifération chaotique des bruits dans le paysage sonore d’une métropole ou la spécificité presque tactile des glitches provoqués par le dysfonctionnement d’un lecteur audio numérique. Il sera peut-être capable de les décrire, mais il ne parviendra guère à une imitation raisonnable.

Nous savons déjà combien il est difficile pour une voix d’en imiter une autre, elle peut s’en approcher, parfois de façon étonnante, mais elle est souvent obligée d’emprunter des chemins extra-auditifs supplémentaires, comme mimer des postures, faire référence à des concepts, etc. pour obtenir l’effet désiré.

La voix est le premier et inévitable raccourci pour reproduire les sons lorsqu’aucun autre dispositif n’est disponible, mais il faut savoir que la voix humaine a un spectre allant de 80 Hz à 250 Hz. Comment une voix pourrait-elle représenter des phénomènes sonores tels que les vibrations du trafic sur le périphérique ? (avec des pics autour de 60 Hz et 800/1000 Hz) ou le pépiement d’une hirondelle (entre 3500 et 7000 Hz) au sein de telles limites ?

Pour cette raison, en contraste avec mon obsession personnelle pour la voix, j’essaierai de suivre la suggestion glissée par Jonathan Sterne dans le dernier chapitre de The Audible Past  qui trace la trajectoire et l’évolution de la modernité sonore — et j’essaierai de retirer momentanément la voix du centre de la théorie du son, du moins lorsqu’il s’agit de la théorie du son mémorisé.[5]

3. L’enregistrement.

Si — en dehors du son de la voix — les relations entre son et ars memoriae sont presque inexistantes au cours de son histoire millénaire (et je serais bien heureux qu’on me prouve que j’ai tort), les choses semblent changer radicalement avec l’apparition des technologies de reproduction du son, il y a environ un siècle et demi.

La constitution d’une multiplicité d’archives rassemblant des sons enregistrés semblent progressivement et inexorablement se fondre aujourd’hui en un seul et immense nuage dématérialisé. Ces concentrations nous font croire que nous voyons apparaître la silhouette d’un édifice que l’on attendait de voir surgir depuis des siècles : un palais de la mémoire sonore.

Les similitudes sont frappantes, on le trouve dans l’indexation des tracks par des icônes et des images, la constitution de phonothèques, de bandothèques, de vinyles, de playlists, la cartographie et le codage des fichiers numériques et leur balayage temporel en minutes, secondes et digital frames afin de pouvoir localiser rapidement une portion particulière de son.

D’innombrables pratiques de manipulation appliquées à des souvenirs sonores puisées dans ces archives voient le jour, elles donnent lieu à des cultures d’appropriation, échantillonnage, remixage, nostalgie, collage et préservation de sons et de langues parlées en voie de disparition qui peuvent enfin trouver un appui dans une mémoire sonore illimitée.

Mais cette mémoire fait-elle partie de notre mémoire ?

Bien qu’il ne fasse aucun doute que l’apparition de ces technologies ait profondément modifié notre façon de nous souvenir des sons, je ne peux m’empêcher de remarquer que ce supposé palais de la mémoire sonore qui se construit aujourd’hui dans la totalité des enregistrements qui s’accumulent — stockée dans la totalité des supports sonores présents sur la planète — est essentiellement différent des palais de la mémoire imaginés et construits par les mnémonistes de l’époque classique ou de la Renaissance : le contenu de ces derniers était conservé dans son intégralité à l’intérieur de l’esprit humain, tandis que le contenu sonore que nous croyons posséder aujourd’hui est par contre conservé à l’extérieur de notre esprit et de notre conscience, dans un inépuisable univers de supports et de plateformes audio enchevêtrées les uns aux autres.

En nous concentrant sur l’influence indéniable que la technologie de reproduction du son a eu sur notre capacité accrue à stocker, percevoir, penser et connaître les sons, nous nous éloignons peut-être de la compréhension de la manière dont nous nous souvenons des sons et de comment notre mémoire sonore réellement fonctionne.

C’est certain que l’utilisation de l’enregistrement sonore est devenue aujourd’hui un outil essentiel pour créer et consolider des souvenirs sonores « internes » à notre esprit, surtout à travers la répétition.

Nous connaissons notre chanson préférée par cœur, des paroles aux moindres détails de l’arrangement, parce que nous avons pu l’écouter d’innombrables fois sur notre lecteur mp3. Nous reconnaissons le son d’un oiseau que nous n’avons jamais rencontré dans son environnement parce que nous nous sommes entraînés à le distinguer sur des enregistrements mis en ligne par des audio-naturalistes. Nous nous souvenons de l’intégralité d’une leçon ou d’une conférence parce que, pour une raison ou une autre, nous avons décidé de l’enregistrer et puis de la retranscrire. L’enregistrement est un aide-mémoire valable dont nous ne saurions guère nous passer.

Parfois, une écoute unique et une impression fugitive ne suffisent pas pour garder le souvenir d’un son.

Il faut au contraire trouver des manières actives de retenir ce dont on veut se souvenir, porter notre attention à le parcourir encore et encore, comme si l’on voulait creuser de plus en plus profondément un sillon à peine tracé la première fois.

L’enregistrement nous permet cela. Il semble éduquer notre aptitude à la mémoire sonore et s’avère être un formidable outil pour construire des souvenirs sonores : nous portons rarement notre attention au fait que nous n’avons ni entendus ni enregistrés personnellement les instances originaires d’un grand nombre de sons dont nous nous souvenons, c’est plutôt quelqu’un d’autre qui les a enregistrées et nous les a ensuite transmises. Malgré leur supposée nature éphémère, ces sons conservent un haut degré de « réalité » dans leur reproduction, différent en quelque sorte de celui qui serait offert par un témoignage verbal qui essayerait de représenter le même son.

Tout en prenant note de ces effets importants que l’avènement de l’enregistrement a eu sur la mémoire du son, je préfère me concentrer ici sur une mnémotechnique qui ne s’y fie pas trop, voire pas du tout.

La fierté d’un mnémoniste — à la Renaissance comme à l’époque actuelle — a toujours été celle de pouvoir montrer qu’il pouvait stocker dans son esprit une grande quantité d’informations sans aucune aide extérieure. Pico de la Mirandola ou Giordano Bruno savaient mémoriser instantanément sans hésitation de longs discours, des poèmes, des listes et les réciter. Mais qu’est-ce que cela signifierait de mémoriser une grande quantité de sons ? Et comment cette quantité de sons stockés dans l’esprit pourrait-elle être restituée ou récitée ? Si Pico ou Bruno avaient été capables de mémoriser de grandes quantités de sons, auraient-ils également été capables de les reproduire ? À quoi cette récitation aurait pu ressembler ?

Je n’accorde pas dans ma réflexion une importance excessive à la difficulté de restituer un souvenir sonore aux autres. Le fait que la restitution soit problématique ne signifie pas que l’expérience solitaire de la mémoire sonore soit impossible ou moins significative pour l’individu.

Je crois — et je suppose que Giordano Bruno l’avait déjà bien compris il y a des siècles, bien qu’en d’autres termes — que la véritable efficacité performative de la mnémotechnique réside dans la phase de la remémoration et dans la manière dont le souvenir est acquis et incorporé à la conscience, plutôt que dans sa récitation ultérieure.

L’artiste taïwanaise Hong Kai Wang a récemment réfléchi à la dimension performative de la mémoire et a  travaillé sur la mémoire sonore à plusieurs reprises. Préférant les ateliers et les performances participatives, elle a travaillé sur « la relation acoustique qui se crée entre les personnes qui participent. (…) cette relation dépendait de leur écoute et de leurs manières de réagir et cette écoute passait par la voix et la parole. Il y a sans doute une relation entre l’écoute, la mémoire, la manière d’inscrire dans la mémoire par la voix, le silence, ou simplement la présence de la personne. »[6]

Même si la voix et la restitution verbale jouent quand même un rôle central dans le travail de Hong Kai Wang, je trouve significatif que les notions de présence et de silence soient également prises en considération dans une démarche visant à valoriser la dimension performative de la mémoire liée au son.

La perception d’un son impose et détermine un changement en nous. De même notre prédisposition émotionnelle envers les sons qui apparaissent autour de nous ainsi que notre substrat symbolique déterminent dans quelle mesure et sous quelle forme ces sons feront partie de notre mémoire.

Présence et silence sont les marqueurs d’une expériences de remémoration sonore qui est autrement incommunicable.

4. Les palais.

À quoi ressemblerait aujourd’hui un palais de la mémoire sonore ?

Des textes, étroitement liés, d’Italo Calvino et de Giorgio Manganelli, tous deux écrits en 1972, sont centrés sur la figure d’un roi qui écoute.

Dans un premier passage de Manganelli, un roi éveillé au son, envoie sa voix autour du palais royal. La voix prend congé de lui et mène une ample visite des lieux. Lorsqu’elle revient, elle est transformée. Grâce à son changement, elle raconte à son maître ce qui se passe hors de sa vue.[7]

Peu de temps après, Calvino écrit « Un re in ascolto » — initialement prévu comme libretto pour un opéra de Luciano Berio — qui est clairement une réponse à la première suggestion de Manganelli.

Encore un roi et encore un palais : dans ce cas, c’est la nature sonore du palais lui-même qui est en question : « si votre palais vous reste inconnu et inconnaissable, vous pouvez essayer de le reconstruire morceau par morceau, en plaçant chaque pas, chaque toux dans un point de l’espace, en imaginant autour de chaque signe sonore des murs, des plafonds, des sols, en donnant forme au vide dans lequel les bruits se propagent et aux obstacles contre lesquels ils se heurtent, en laissant les sons eux-mêmes suggérer les images. Le palais est une construction sonore qui se dilate, se contracte, se resserre comme un enchevêtrement de chaînes. On peut s’y promener en se laissant guider par les échos, repérer les grincements, les cris, les malédictions, les respirations, les bruissements, les marmonnements, les gargouillis. »[8]

Il existe un troisième texte de Manganelli, « Rumori o voci », écrit dix ans plus tard, qui pourrait être lu comme une ultérieure réplique dans cette séquence de rois et de palais sonores.

Il y suggère que le palais n’est peut-être pas autre chose que le corps du roi, « un énorme instrument corporel, tout un tissu de poumons intérieurs, d’alvéoles, de vessies, de tripes tremblantes et molles de sons, qui n’a pas d’autre vie, d’autre âme que celle de sonner, vibrer, résonner, bombarder, faire écho, chanter lourdement (bien qu’il n’ait pas de bouche). »[9]

L’inspiration et l’idée du palais mnémonique sont évidemment présentes dans ces trois textes et l’invitation que les deux auteurs lancent à la pratique de l’écoute de se joindre à l’ars memoriae semble tout aussi claire. Ils suggèrent de laisser les sons eux-mêmes suggérer les images.

Aussi frappante que soit la nouveauté de cette conscience sonore chez Manganelli et Calvino, l’invitation ne dépasse pas certains limites de l’époque et ne parvient pas à ignorer deux paradigmes préexistants telles que l’utilisation de la voix comme instrument de connaissance et de réécriture du son, chez Manganelli, et l’absence de la dimension temporelle dans le palais décrit par Calvino, dans lequel les sons sont bien localisés dans les loci d’une architecture —  on a presque l’impression de les voir — mais rien n’est dit à propos de leur existence dans le temps.

Une différence essentielle entre les formations d’une mémoire visuelle et d’une mémoire sonore est que les images et les textes persistent dans le temps et qu’il est donc possible de continuer à les parcourir avec les yeux tant qu’ils restent devant nous, tandis que les sons sont essentiellement transitoires ; pouvoir s’en souvenir signifie savoir capter des événements dans une continuelle transformation.

La pensée d’un processus mnémotechnique en cours engendre donc un doute : on se demande si cela génère une sorte de « transcription » mentale, stable et permanente ou si par contre il donne vie à un deuxième processus interne à la conscience qui soit tout aussi transitoire, un devenir continu pour ainsi dire mythique puisqu’il se poursuit constamment dans un temps hors du temps.

Nous disposons de quelques indices grâce à l’étude de ce que l’on appelle la mémoire échoïque, une mémoire sonore de courte durée (moins de 4 secondes), dont le rôle est d’envoyer au cerveau les sons que nous venons d’entendre, en les retenant d’abord dans des courtes « boucles » dans le cortex auditif. C’est ce qui se passe la proximité immédiate de la ligne du présent. Mais qu’advient-il du corpus de tout ce dont on se souvient plus longtemps ? Où est-il stocké ? Une fois là, continue-t-il d’évoluer ou se fige-t-il?

Et encore : une fois l’expérience d’écoute terminée, que reste-t-il en nous des sons que nous avons entendus ? Ces questions apparaissent plus poignantes face à des structures sonores qui se développent sur une longue durée — l’heure et demie de la Symphonie de Beethoven, la plus longue par exemple, comment percevoir son unité sans élaborer des représentations des sous-structures (thématiques, par exemple) qui se développent au sein de l’œuvre ?

Nous avons tendance à considérer l’écoute comme un processus solidement ancré dans le présent mais nous avons moins l’habitude de réfléchir à la vie que les sons que nous avons entendus dans le passé — ou que nous avons même tout simplement imaginés — continuent à vivre dans notre mémoire.

Ils ne semblent pas figés comme des traces, des signes ou des graffitis mais apparaissent plutôt allumés, comme des flammes, vivants comme des êtres, vibrants ancrés dans un éternel présent et pourtant pas immuables mais plutôt soumis à des érosions et des transformations progressives et imperceptibles.

Si nous nous tournons vers la musique, nous constatons qu’elle a souvent été considérée comme un art du présent, une expérience qui se fait dans l’instant.

Le cliché veut que seuls les compositeurs ou les personnes avec un talent spécifique pour la musique soient capables de se rappeler des sons dans leur tête, alors que tous les autres ne peuvent les recevoir que de l’extérieur et et au moment présent. (A moins qu’ils ne soient pas sujets aux vers d’oreille).

Dans ce cas, que resterait-il dans la mémoire d’un auditeur et d’une auditrice après avoir écouté des sons pendant un certain temps ?

À proprement parler, dans ce cas la musique prendrait un sens très différent, en devenant une expérience aussi éphémère et instantanée, elle perdrait toute pertinence, voire passerait complètement inaperçue. Nous aurions vécu quelque chose mais il nous serait impossible de dire ce que c’était.

Pourtant, nous parlons souvent de la mémoire de la musique comme de quelque chose de lointain qui nécessite une fréquentation répétée — « J’ai réécouté les enregistrements des derniers quatuors de Beethoven » disons-nous : pourtant, avant de retourner les écouter, à quel objet sonore avions-nous affaire dans notre esprit ?

Il me semble que je peux retrouver ce type de réflexion dans la pensée de Gilles Deleuze lorsqu’il écrit que « ce qu’il faut n’est pas une oreille absolue, c’est une oreille impossible. »[10]

Tout le monde repère et manipule mentalement des images mémorisées — « tu as laissé les clés à la maison sur la table à côté du bol de fruits »[11] : le regard mental parcourt la table jusqu’à les retrouver sur la table à côté d’un bol plein de pommes — il est également courant de retracer et de manipuler le souvenir d’un discours parlé, mais en revanche, peu repèrent et manipulent mentalement des sons dont ils ont fait l’expérience ou ont seulement imaginé, même s’ils continuent à s’en souvenir et à y faire référence.

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[1] Frances Yates, Fragments Autobiographiques, Paris 2009
[2]
cit. in Michele Ciliberto, Il sapiente furore: Vita di Giordano Bruno, Milano 2020.
[3]
De l’âme (Greek: Περὶ Ψυχῆς, Peri Psychēs; Latin: De Anima) Aristotle 350 BC
[4]
Maurizio Bettini, Roma, città della parola. Oralità Memoria Diritto Religione Poesia, Torino, 2022.
[5]
Jonathan Sterne, The Audible Past: Cultural Origins of Sound Reproduction, Durham 2003.
[6]
« La dimension performative de la mémoire », entretien entre Alessandro Bosetti et Hong-Kai Wang. Revue & Corrigée 2020.
[7]
Giorgio Manganelli, Agli dèi ulteriori, Torino, 1972.
[8]
Italo Calvino, Un re in ascolto in Sotto il sole giaguaro, Milano, Garzanti, 1986.
[9]
Giorgio Manganelli, Rumori o voci, Segrate 1987.
[10]
Deleuze Gilles. Le Temps musical, Paris 1978.
[11]
Roberto Benigni, Le petit diable, film italien réalisé par et avec Roberto Benigni en 1988.

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