Où sont les morts, 1

par Pierre Vinclair

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À la lisière

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À un moment, je sens qu’il faudrait faire parler nos morts.

Ah ! Mais comment ?

Dans un assez grand nombre de cultures dites traditionnelles, il y a, il y avait, des rites pour cela : en Grèce comme en Haïti, en Chine comme en Afrique de l’ouest, en Amazonie comme en Papouasie, des sorciers ou des prêtres, des chamanes et autres officiants, savaient interroger les morts. Ce qui prenait, parfois, la forme de poèmes rituels. N’est-ce pas d’ailleurs la capacité du poème à recueillir quelque chose des morts, qu’on réaffirme lorsqu’on souligne le rapport entre poésie et chamanisme — comme l’a fait avec tant de force Jerome Rothenberg, dans les Techniciens du sacré (traduit en français par Yves di Manno) ?

En fait, dans cette somme, Rothenberg soulignait surtout la correspondance entre la poétique de ces sociétés traditionnelles et celle de la poésie moderne. Dans sa note, Yves di Manno rappelle en effet qu’on trouve dans les commentaires rédigés par Rothenberg à son anthologie, « les éléments d’un véritable traité de poétique, développant la thèse exposée par l’auteur dans ses préfaces et justifiant son projet : la poésie la plus novatrice du XXe siècle renouerait avec certaines postures des sociétés ‘traditionnelles’, l’art avec la magie, l’écriture avec la possession (et la vision). » (p. 471).

Car quant à ce qu’il en est de notre rapport aux morts, deux grandes différences me semblent empêcher le parallèle : d’abord, la poésie des modernes ne relève pas du rite. Elle n’est pas codifiée, dans des formules léguées par les générations précédentes qui seules seraient garantes de l’efficacité du rituel. Ensuite, personne n’imagine qu’elle puisse, factuellement, donner accès aux morts. Ces deux dimensions vont d’ailleurs peut-être ensemble : car que les membres des sociétés traditionnelles croient ou non que les formules chamaniques donnent vraiment accès au monde des esprits, elles avaient de toute façon été façonnées par les anciens : ils avaient dans la bouche les mots, la pensée des morts. 

Et c’est alors même que je ne vois pas comment une poésie non ritualisée (et opérée par un poète insoucieux de l’existence d’un monde des morts) pourrait être véritablement chamanique, que je voudrais faire parler nos morts. Aujourd’hui. Là, tout de suite. N’y a-t-il pas une sorte de déboussole générale ? Et celle-ci ne tient-elle pas, en partie au moins, à notre incapacité à accéder à eux, nos morts ? Nos liens avec eux ne sont-ils pas rompus ? Sur de multiples sujets, je peux prendre connaissance des opinions de lointains contemporains, mais mes morts, eux, me restent insondables. Que penserait mon arrière-grand-père paternel, celui qui était cantonnier, des Gilets jaunes et de la mondialisation, de l’Europe, des réfugiés, de la vie comme elle va ou des choix que je vais être porté à faire ? 

En 2009, j’ai déménagé au Japon. J’ai vécu assez longtemps en Chine. Aujourd’hui j’habite à Singapour. Dans la plupart des pays d’Asie que j’ai traversés, les morts sont célébrés, honorés. On leur offre des oranges ou des coupettes d’alcool. Un petit autel à l’intérieur de chaque maison aménage une place à son mort. Ça n’empêche pas les Asiatiques de regarder l’équivalent local de BFMTV, de passer la journée à s’indigner ou s’enthousiasmer sur les réseaux sociaux. Mais à un moment, s’ils veulent, ils savent (ou croient savoir) rentrer dans un contact au moins affectif avec leurs morts. 

En traduisant le Shijing (la première anthologie de poésie chinoise), je me suis rendu compte à quel point les Chinois (au moins ceux d’il y a 3500 ans environ) vivaient avec leurs morts, ou plus précisément leurs mânes — à questionner, à choyer, à chérir pour que le sort soit bon. Les esprits écoutent les prières, assistent aux rites :

280. Aveugles

Les aveugles sont venus
__à la cour des Zhou
On installe sur les portants et cadres
__décorés de dents et de plumes
Les claves, tambours et percussions à main
__tambourins, carillons, caisses musicales et xylophones
Ils jouent quand tout est prêt
__flûtes et flutiaux entament
La musique monte zolam 
__zadoum harmonieux chant d’oiseau
____les mânes des anciens écoutent 
Tels nos invités ils sont venus
__jouir de cette perfection. 

Et moi, mes morts me manquent.

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En fait, nous ne sommes pas tout à fait sans rapport avec nos morts : nous savons même nous enquérir, de temps en temps, de leur avis. Mais ce lien ressort généralement de la technique davantage que de la prière ou de l’art : si l’on veut entendre la pensée d’un mort, on ne récite pas un poème rituel, on essaie plutôt d’en retrouver les traces archivées, filmées ou radioffusées. 

C’est ainsi que la semaine dernière, désireux d’entendre les idées sur la littérature d’un grand critique récemment décédé, j’ai écouté quelques épisodes de la rediffusion, sur France Culture, d’un entretien « À voix nue » entre Gérard Macé et Jean Starobinski. Au milieu du deuxième épisode, après que le second lui eut demandé ce qui l’avait poussé à écrire, Jean Starobinski répondit justement que lorsqu’il était jeune et nourri de culture classique (il donne comme exemple le chant VI de l’Énéide et le chant XI de l’Odyssée), il avait voulu « mettre en perspective les catabases, les descentes aux enfers […]. L’un de mes premiers projets était de grouper et confronter les parcours souterrains ». Or, à cette affirmation, Gérard Macé remarquait : « Est-ce que vous n’êtes pas en train de décrire là tout simplement une mise en scène de ce qu’est la lecture ? » Starobinski ne semblant pas vraiment comprendre, Macé précisa sa comparaison : « Parce qu’on est à la lisière du monde des morts ».

Oui, lire c’est cela : être à la lisière du monde des morts. 

Pourtant, je ne suis pas sûr que la catabase des Grecs soit une « mise en scène » ou une allégorie de la lecture ; et je ne crois pas non plus qu’on puisse considérer que nous accédons, dans la lecture, à l’opinion des morts. Les ouvrages, comme l’a si bien observé Platon dans le Phèdre, nous sont offerts sans que leur père soit là pour les défendre. C’est donc bien, comme le dit Macé, à une lisière que nous avons accès dans la lecture. Une lisière qui peut d’ailleurs être à fond multiple, comme lorsque nous lisons la traduction par Philippe Mikriammos du premier Canto d’Ezra Pound, dans lequel celui-ci recycle une version en latin (par Andreas Divus) du chant XI de l’Odyssée d’Homère : 

Ici firent les rites, Périmède, Euryloque,
Et tirant le glaive à ma hanche
J’ai creusé la fosse carrée d’une aune ;
Nous avons versé des libations à chacun des morts,
Hydromel d’abord, vin doux, eau mêlée de farine blanche.
Puis j’ai dit mainte prière aux défunts, têtes infirmes ; […]
Puis vint Anticlée, que je dus repousser, et Tirésias de Thèbes,
Tenant sa baguette d’or, me reconnut et dit d’abord :
« Derechef ? pourquoi, toi qui naquis sous une mauvaise étoile,
« Revoir les morts sans soleil et cette région sans joie ?
« Écarte-toi de la fosse, laisse-moi donc boire le sang
« Que je prédise. »
Et j’ai reculé,
Et lui, fort de ce sang, a dit alors : « Ulysse
« Retournera malgré Neptune la Rancune sur les mers sombres,
« Perdra tous compagnons. »

Homère était lui-même l’héritier d’une longue tradition, tous les hellénistes s’accordent pour dire que ce n’est pas un individu qui a imaginé les aventures d’Ulysse : alors combien de morts se pressent, dans cet oracle de Tirésias, passé par le grec, le latin et l’anglais ? Que disent-ils ? Et dois-je ou ne dois-je pas, puis-je seulement considérer cette longue cohorte de morts dont je ne connais que les plus illustres (Tirésias, Ulysse, Homère, Andreas Divus, Ezra Pound), d’une manière ou d’une autre, comme miens — comme mes morts ?

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À suivre…

4 commentaires sur “Où sont les morts, 1

  1. C’est là une bien intéressante, solide, profonde réflexion. Je vous suis, cher Pierre Vinclair, avec beaucoup d’intérêt, d’autant plus que je me sens engagé en poésie sur une voie très différente de la vôtre. C’est qu’avec l’âge j’ai appris à goûter la différence, à chercher dans la lecture autre chose qu’un miroir. Oui, du côté des morts et des Enfers il y a fort à penser. Salut. Gilles Plazy

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    1. Merci beaucoup, cher Gilles. J’allais répondre, sur le mode de la semi-boutade, que je ne sais pas trop sur quelle voie je suis engagé en poésie (je me sens un peu de toutes, un peu d’aucune) ! Très heureux en tout cas de vous savoir de l’autre côté de l’écran, sinon du miroir. Bien amicalement, Pierre.

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  2. Attention aux généralités (vous avez vécu au Japon, en Chine, mais où précisément? combien de temps? dans quel milieu?) et veuillez noter : « après que » est suivi de l’indicatif, non du subjonctif (paragraphe : « C’est ainsi… »)… Cordialement vôtre, J-M Baillieu

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