À propos de :
Alexandre Pierrepont, Frontières du monde habité
Dessins de Massimo Borghesse, préface de Jean-Yves Bériou
Pierre Mainard éditeur, 2018, 14 €
Julien Starck, Déluge
Dessins de Jean-Pierre Paraggio
Éditions Les Météores, 2018, 10 €
Joël Cornuault, Tes prairies tant et plus
Dessins de Jean-Marc Scanreigh
Pierre Mainard éditeur, 2018, 16 €
Trop souvent, a-t-on l’impression, la poésie contemporaine – la française du moins – s’empêche et se freine. Elle n’ose pas, elle n’ose plus recourir aux ressources propres à son art, celles du lyrisme, de l’image, du chant. Sans doute est-ce une vision trop historicisante d’elle-même qui lui fait considérer celles-ci comme des archaïsmes, des passéismes et qui lui impose tant d’interdits qu’elle n’avance plus qu’exsangue et méfiante, desséchée. Ainsi les antilyriques très souvent se méfient de l’image comme d’une vieillerie poétique. On peut se demander pourtant si les rhétoriques et les figures de style vieillissent. Est-ce que la métaphore est, en soi, usée ? L’hyperbole est-elle d’une autre (d’une haute) époque ? Le jeu de mots est-il constitutivement mauvais ? Est-ce que le mot-valise, disons depuis son usage intensif par Ghérasim Luca, est obsolète ? Tarkos a-t-il rendu ou rendra-t-il bientôt la répétition et l’anaphore impossibles ? Les successions de génitifs – depuis Breton et sa femme à la chevelure de feu de bois – sont-ils devenus une facilité inacceptable et témoignent-ils d’une trop grande confiance accordée au pouvoir d’imager du langage ? Chacun en jugera et répondra pour son propre usage. J’aurais pour ma part tendance à penser qu’il n’y a que les mauvais poètes qui ruinent l’efficacité de ces figures de rhétorique et que les bons réussissent toujours à les renouveler, à leur redonner leur ancienne vigueur. Le recours à ce qui est démodé me semblerait plutôt un signe encourageant s’agissant du refus de se soumettre aux diktats inconscients de l’époque. Si la poésie a une histoire, il reste encore à prouver qu’elle suit un mouvement continu et poursuit une finalité selon un progrès jalonné d’étapes.
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On ne pourra pas en tout cas reprocher à Alexandre Pierrepont d’être timoré et de freiner ses ardeurs, de tiédir son feu poétique. Il y a chez lui une rage, une colère à s’exprimer comme à l’encontre du monde, et il y a dans son positionnement face à lui un surcroît de subjectivité presque provocatrice :
Sur l’enclume de ma langue
Sous le sextant de ma langue
Je parle
J’afflue
Parler est d’emblée une subjectivité qui s’affirme et c’est d’emblée un défi, c’est cracher à la gueule du peu de réalité. C’est parler par provocation, par une mise en demeure faite aux choses de répondre à hauteur de qui je suis. Provocation, parce que l’outrance des images, leur démesure à mille lieux de toute sagesse (l’image n’est ni sage ni lénifiante) est consciente et assumée, puisque le lyrisme est bien « le développement d’une protestation » selon la formule de Breton qui elle-même détourne celle de Valery faisant du lyrisme le « développement d’une exclamation ». Chez Pierrepont, on peut dire que le lyrisme et la parole revendiquent. Mais ils ne revendiquent pas des droits, ils revendiquent des faits. La poésie ne réclame pas des droits nouveaux, elle acclame des faits inédits conquis de haute lutte : « Je suis un pillard, je suis un cannibale (…). Nous affluons ensemble. Nous sommes le nœud-des-mondes, le théâtre des opérations, la table des matières ; nous sommes la table des matières, que gravit un singe bleu. » À la médiocre contingence de la réalité le poète oppose un démenti inaugural. L’image est cette revanche.
Ajoutons, car cela n’est pas anecdotique, qu’Alexandre Pierrepont partage son état de poète avec celui d’anthropologue et d’organisateur de rencontres de musique improvisée et de poésie, en Europe et aux États-Unis. Son objet d’étude n’est pas seulement le champ jazzistique [1] et la free music afro-américaine, mais également les expérimentations sociales, alternatives qui en résultent. Que Pierrepont dise et profère ses poèmes dans ce contexte (quelques disques en portent l’écho) montre que la poésie dépasse pour lui le cadre de la page et même de l’œuvre individuelle : elle est un mode de vie, un engagement éthique et social, une rencontre de l’autre.
Témoin ce fragment de la page 22, répété trois fois comme un slogan ou un mot d’ordre (car le livre semble garder trace, à travers les litanies où s’inscrit quelque chose d’un rythme musical, d’une profération à voix haute) : « L’autre est une propriété de la matière dans l’être harmonique. » Référence à Maurice Blanchard qui disait de la poésie qu’elle est « une propriété de la matière ». Il entendait par là une faculté qu’a ce qui est d’exister dans des modalités agrandies. Ce à quoi Pierrepont semble ajouter que la poésie et la musique, lorsqu’elles sont partagées et mises en commun, favorisent une même prise de conscience de ce qui est et ouvrent des passages de l’être à l’autre et de l’autre à l’être. On dirait qu’avec l’image poétique, l’autre n’est plus l’irréconciliable de ce qui est mais son allié.
Le lyrisme d’Alexandre Pierrepont, proche à beaucoup d’égards de celui d’Aimé Césaire, est d’abord une tension. Une tension entre des pôles (la colère et l’amour par exemple) mais cette tension est moins une oscillation, une alternance d’états successifs, que la résonance constante de tout dans tout. : l’amour y est colérique et la colère y est amoureuse. C’est une poésie lyrique et tendue parce que la moindre des choses y est portée à une manière de paroxysme, de quelque côté qu’on la regarde :
Côté pile, la terre fourrée d’astres cinglants et de sangsues
Côté face, les mortiers de marbre de la pauvreté.
Comment fonctionne une image ? Comment, surtout lorsque son degré d’arbitraire semble le plus élevé ? Mieux vaudrait sans doute y laisser son mystère et ne pas tenter de la traduire, mais ces « mortiers de marbre » associés à la notion de pauvreté avec laquelle ils font oxymore, font aussi oxymore en eux-mêmes (puisque le marbre connote ici autant l’impassibilité que la richesse) et ils résonnent d’un impossible dans lequel se fabrique un merveilleux, comme sous le pilon répété de l’image.
Avec l’image poétique telle que la pratique Pierrepont, dans le droit fil, on l’aura compris, du surréalisme, le moindre objet, tout vibrant qu’il est d’être comparé, offre un accès à l’entièreté de l’éventail humain, sensible et sensitif.
*
Dans la même veine qui n’hésite pas à revendiquer l’héritage surréaliste, quoique d’une manière toute différente, une grande confiance est accordée à l’image poétique par Julien Starck. Celle-ci chez celui-ci est d’abord un instrument de connaissance et un acte de vision. Une vision, on le sait, est davantage qu’une vue qu’on a sur une chose : aussitôt elle prolonge celle-ci par son destin, elle l’augmente par du plus-grand qu’elle.
Or ce qui frappe dans la poésie de Starck est cette faculté qu’il a de s’éloigner des choses pour mieux s’en approcher, comme s’il leur faisait subir un double mouvement de dilatation et de concentration, de resserrement et d’amplification.
Mûrir en Cercle
Périodique
Comme la planète
Dans l’air prodigieux
De la Sphère
Concentrée.
Quelle est cette « Sphère concentrée » sinon l’univers présent dans chacune de ses parties ? Se saisir d’une réalité c’est la lancer dans un ordre cosmique. C’est aussi bien distiller en elle ce qui la dépasse très largement. Bref, c’est être sensible au pulsatile des formes, à leur cœur bondissant hors de sa cage, c’est parcourir l’échelle déboussolante qui va du minuscule au grandiose.
On remarquera à ce propos l’usage prosodique de la majuscule qui marque de façon classique l’entrée du vers mais peut se poser également, comme chez une Emily Dickinson, à l’initiale de (presque) n’importe quel mot à l’intérieur du vers. Ce ne sont pas seulement les « grands » mots, les notions abstraites qui ont droit à leur lettre capitale, mais les choses les plus concrètes et matérielles et tous les mots dès lors qu’ils sont signifiants. Aussitôt on ne sait plus où l’on est : sur Terre ou dans l’éther, parmi les choses ou dans leur munificence divine. Signe de poéticité aléatoire, presque erratique, et manière sans doute de magnifier dans le moindre nom commun le « propre » quasi patronymique de ce nom, essentiel et métaphysique , la majuscule vient élire et anoblir les choses selon son bon vouloir, comme elle les toucherait de son aile et de sa grâce.
Car le moment d’élection du divin est un moment d’exaltation mais il est aussi un mouvement d’apaisement. Il y a dans ces poèmes une assurance affirmée de l’image et de la voix, un calme advenu de la situation comme si le poète Julien Starck, avec ce recueil, dans ce recueil, avait trouvé sa voie et qu’il le disait :
Descendre au Paysage
Prisant plus que tout
La ligne à fleur d’eau des formes
Qui sont réellement les membres
Silencieux
D’une Absence de complot
Ses poèmes, Starck les appelle des Sceaux. Ils sont accompagnés de dessins de Jean-Pierre Paraggio désignés eux sous le terme d’Énigmats. Les uns et les autres sont des formes qui à la fois cachent et désignent, montrent et dérobent et où se joue une reconnaissance, amicale d’abord entre les deux auteurs du livre. Le cachet du poème faisant foi, chaque vision est ainsi un dépôt, la décantation d’une rêverie où les éléments (le minéral, l’air, le feu, l’eau) semblent se disposer d’eux-mêmes selon le sens qu’ils ont de toute éternité dans les circonstances qui les trouvent.
Avec une Lenteur folle
Dans l’air
Muet
Une nappe de silence
Vole
Dans le Paysage
ou
Une Impulsion d’oiseau
Prend sa direction
Dans l’égard vertical
D’une Naturelle
Distinction
Le jeu entre les dimensions, l’espèce d’affolement calme entre exactitude et démesure, entre l’espace cosmique et le détail qui s’y déploie, font finalement de cette poésie gigogne une poésie de la minutie. C’est la minutie du verbe et de la vision en effet qui indique les passages d’un ordre à l’autre, d’une dimension à une autre. Il faut se rendre sensible à un frémissement, à une intime différence pour que la vision opère entre ce qui est et ce qui n’est pas :
Le Vol
Soustrait
La Vue
À l’Aile
Qui frôle
L’Air
*
Dans le bref essai qui clôt son livre de poèmes, « De la lyrique amoureuse », Joël Cornuault rappelle la tradition du lyrisme qui, de Sappho au surréalisme, met au premier plan de l’expérience poétique le sentiment amoureux comme ce qui permet d’unir les amants et la nature. Il l’oppose à l’intellectualité froide et désinvestissante aussi bien qu’aux pratiques de sagesse qui la plupart du temps visent à l’ataraxie, à l’impassibilité et à la séparation Pour l’auteur, décidément non, l’amour n’est pas aveuglant. Il permet au contraire une connaissance par la participation. Il éclaire d’un jour neuf, de correspondances et d’implications nouvelles notre rapport au monde : « il n’y a pas d’incompatibilité entre la plus vive admiration pour le monde visible et l’imagination la plus libre, la plus chargée d’espérance. »
Force est de constater, lorsqu’on lit les poèmes qui illustrent cette défense de l’amour, que le désir amoureux n’est en rien, sur un plan poétique, étroit ni sclérosant. Il décille qui s’y voue et se marie parfaitement bien à l’humour et à l’intelligence. Le poème d’amour n’est pas une vieillerie, il a de beaux jours devant lui et ne vit même que de ces beaux jours devant lui : « nous vivrons au grand bonheur la chance ». Il suffit d’un peu d’espièglerie (« quand je prends tes jambes à mon cou / tu ne cries pas au voleur » pour que l’expression d’un bonheur érotico-amoureux garde encore, au 21e siècle, sa pertinence et son impertinence, sa validité et sa force. Les réjouissances amoureuses trouvent leur parfait écho dans les bonheurs d’écriture. « La joie éjouit la joie » (Shakespeare) et l’amour (se) rit de son bonheur.
C’est que l’amour « insépare » l’apprentissage et le plaisir, la connaissance et l’espérance, l’intelligence et l’enchantement. Connaissance par le décloisonnement du moi et du toi, de la langue et du monde (« La grammaire entre tes joues » dit un titre de poème), l’amour jette au feu les vieilles catégorisations. Marqué par le signe ascendant et la désillusion heureuse, par une ruse haute, si l’on peut dire (« conduis-moi vers tes luxes de lynx »), l’amour exprime une espérance que sa seule expression rend efficace : il exprime un souhait comme si celui-ci était l’une des dimensions concrètes du monde, l’une de ses ordonnées ou l’une de ces abscisses, et qu’elle y était la dimension du « plus », du mieux. L’espérance comme dimension réelle du monde, telle est l’intelligence particulière et supérieure de l’amour, défiant à tout jamais le dépressif et le dépréciatif qui, eux, sont précisément une dimension en moins. L’absence de l’amour est à peine envisageable tant elle désertifierait le monde :
Voyez-vous s’il n’y avait rien plus rien au fond du cœur
(j’y ai pensé mille fois)
plus de rivières ni d’éléphants
plus de petites plumes ni d’étoiles
pour caresser ses cheveux
si régnait ce vide
et ces gros tanks d’état de siège
qui dévorent à lourdes chenilles
la suspension de la chambre
si arrivait l’indifférence des rats enroués
plus une seule rose des vents
rien que des chevreuils de remplacement
plus du tout mais plus du tout
de sa bonté pour moi
sa neige éternelle
et ses seins qui font la roue et mes joies
plus de touche-touche d’ailes comme avant
plus de scintillements produits par son être
au contact de nos jours briseurs d’ennui ensemble
où me rendrais-je
que faudrait-il faire dans ce tunnel
garni de crochets ?
L’amour ne rend pas seulement le monde désirable, il le rend désirant. Il n’isole pas tant les amants (du moins pour Cornuault, à la différence d’un Quignard qui y voit d’abord un sentiment asocial) qu’il ne les fait participer au meilleur du monde, à sa dimension la plus exaltante, exhaussante, pourrait-on dire. Les utopies, les rêves d’un monde qui soit plus à la mesure de nos aspirations, ne sont pas étrangers au sentiment amoureux. On pourrait dire, pour employer un mot à la mode et dévoyé, que l’amour est la vraie disruption : c’est lui qui renverse les tables légalistes de l’existant, les constructions mentales qui se donnent fallacieusement pour tout le réalisme du réel. Le rêve que porte l’amour, ce rêve d’un accomplissement qui soit encore un commencement, une aube de chaque instant, ce rêve fait voir le monde autre qu’il n’est, non pas parce qu’il serait pétri d’illusions mais bien parce que l’autre est l’une des perspectives du monde, l’une des dimensions secrètes de l’être.
*
En se ressourçant à la lyrique amoureuse, Joël Cornuault ne réussit pas seulement de magnifiques poèmes d’amour (les plus beaux qu’on ait lus depuis ceux de Pierre Peuchmaurd dont Cornuault est d’ailleurs grand lecteur), il donne paradoxalement une leçon d’audace à beaucoup de ce qui se publie aujourd’hui. De même les lyrismes de Julien Starck et d’Alexandre Pierrepont – et bien qu’ils soient différents dans leur registre propre – montrent, si besoin en était, combien une voie reste disponible et praticable encore aujourd’hui en poésie pour le lyrisme, et pour l’image qui chante et réenchante.
Je partage tout à fait cette conception renouvelée du lyrisme face aux adeptes d’une poésie froide, anecdotuique et pour tout dire sans saveur.
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