Personne

par Alice Oswald
Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Murièle Camac

Extraits de Nobody (Jonathan Cape, 2019)

.

.

Quand Agamemnon partit pour Troie, il paya un poète pour espionner sa femme, mais un autre homme emmena le poète à la rame jusqu’à une île rocheuse et la séduisit. Dix ans plus tard, Agamemnon rentra à la maison et fut assassiné.
Ulysse, parti en même temps que lui, fut dévié de sa route par les vents. Il lui fallut dix autres années pour rentrer chez lui, mais sa femme, contrairement à celle d’Agamemnon, était restée fidèle.
Ce poème vit dans le flou entre ces histoires. Sa voix est portée par les vents, abîmée par l’eau, comme si quelqu’un était parti pour chanter l’Odyssée, mais qu’on l’avait emmené à la rame jusqu’à une île rocheuse et qu’il n’avait jamais découvert la fin du poème.

.

*

..

Comme l’esprit volète chez un homme qui a beaucoup voyagé
et ses yeux aux ailes agiles se posent partout
j’aimerais être là ou là pense-t-il et son esprit

immédiatement

comme s’il braquait son faisceau au travers de câbles
clignote sur toute cette eau et ces terres
moins d’une seconde plus tard sur l’horizon
et quelqu’un avec un télescope peut voir la minuscule forme de sa pensée
flotter à la surface et se demander et ensuite

.

.*

.

Ces histoires volent çà et là
aussi vite qu’une lampe torche

même ici où l’eau est terriblement claire
où se noyer dedans est sentir le mouvement de sa couleur
comme un froid pouvoir mathématique n’avez-vous pas entendu
même ici ces histoires
comment dans sa maison d’argenterie et de bains profonds
une femme s’est mise à rêver qu’elle se mettait à s’éveiller
avec l’impression que le cœur qui remue dans ses vêtements avait des bleus
comme si une main le pressait

.

.*

.

Elle dit mon ami quelqu’un nous observe tu ne vas pas
gagner tu ne vas pas passer par-dessus moi facilement
comme par-dessus les hauts-fonds d’une rivière mais la Destinée
ce grand échec de la volonté cette grande déesse
prenant une voix tremblante et avec un sourire
et habillée du peignoir blanc de son amant
dit très chère j’ai déjà condamné cet observateur
je l’ai emmené sur une île une dérisoire poussée
de roches une épaule qui dépasse de la mer
et il fait les cent pas là-bas sec comme un cendrier
à inventer des poèmes sur nous patchwork inachevé
pendant que les craves se baladent et le regardent en coin
qu’importe ce qu’il chante
il y a toute cette eau entre nous
et elle est bleue un genre d’œil bleu aveugle
elle est vivante elle est morte elle nous ignore plus ou moins
regarde toutes ces ondulations partout avec même leurs ombres
je ne pense pas qu’un humain par exemple
noyé dans cette mosaïque immensurable ou qui remonterait à la surface
je ne pense pas qu’il

nous entendra

.

*

..

Ces voix volètent avec des ailes agiles
et des visages de femmes ou bien se posent sur une falaise en chantant
si bien qu’ici et là on trouve des traînées de chanson s’effaçant
et un nageur qui fait des ploufs qui inspire expire
la mer violette toujours autour de la gorge
pense entendre quelque chose qui cependant lui échappe

Pauvre homme dit-elle pauvre homme c’est évident
la mer dans sa sombre psychose rêve de ta mort
mais ta tendance à remonter à vite te retourner comme une cale en polystyrène
te maintient toujours à flot cet endroit est informe et instable
c’est long comme l’hiver néanmoins tu dois nager
enroule-toi dans mon voile et la mer qui toujours sent ta peur
s’aplatira comme une fleur séchée tu ne devrais pas savoir ça
ce n’est pas moi mais proche de moi une sorte de nuage ou de rond de fumée
fait de rien et pourtant il survivra à tout
parce qu’il est profond c’est un champ mort sans barrière
une épaisseur avec quantité d’enclos dedans pas farouche et engageante
qui dans sa patience finit toujours par éroder les choses dures

.

ou est-ce seulement les heures dans leur ronde
qui pensent aux marées chacune son tour
douze cols blancs en charge
de l’emploi du temps de l’eau
ouvrant fermant les coquilles de moule et ajustant
du noir au turquoise les trépidantes lumières marines
si bien que le soleil sombrant au milieu du varech brun
dans un interminable aquarium
trouve que même tout en bas il y a des pierres

blanches

.

**.

.

Et soudain dans l’obscurité violette
un hameçon de bronze prend une lueur de vie puis s’éteint à nouveau

.

et quand il pleut et que le sable fait sur chaque parcelle de moi
une marque à marée basse puis immédiatement oublie
si bien que mes traces de pas jusque dans le lointain avenir
continuent en marchant à s’enfoncer sous moi
quand il pleut il neige parfois
comme si en s’endormant le corps se mettait à flotter

sur le côté

.

*

.

Il y a tellement d’oiseaux et la plupart ne signifient rien
mais une ou deux fois un fou de Bassan
depuis un nid d’algues débraillées
saute
aussi loin que ces pierres et pause
comme le ferait une femme en se souvenant de son fils

.

mais c’est fait madame rien ne refermera cette blessure
à moins que votre esprit ébranlé en faisant bouger la pointe de votre tête
ne recouse l’eau au vent
ou est-ce seulement son fantôme à elle qui fait des cercles
avec un reste de bleu
et aucune idée jamais où le placer
ou est-ce seulement ce poète qui fait les cent pas
en inventant des rumeurs au sujet du premier baiser
qui bourdonne sur les lèvres en papier tue-mouches de ces amants

.

*

.

Petite figure géométrique
perdue à l’intérieur de la couleur

.

il ne cesse d’en sortir puis d’y re-rentrer en pataugeant mais c’est
un crépuscule sans fond là-dedans noir pâle
sans nom et un engourdissement comme quand on se déplie après le sommeil
et que votre propre pied mort vous a oublié
comme si je pataugeais vers le dedans
à trente mètres de la surface de moi-même
mais ce n’est pas moi-même c’est juste du violet sombre
ce n’est pas mes pieds ce sont les heures qui bougent

.

si seulement les oiseaux avaient des sous-titres si seulement rien qu’en regardant
je pouvais attirer quelques-unes de ces directions dans mon esprit

.

*

.

Et parfois devant ma rétine
comme devant un miroir incliné un avion
parfois entre deux nuages avec le bout des ailes
apparaissant à peine au bord du champ de vision une passagère
jette son ombre
dans laquelle j’attrape le minuscule mouvement de store de ses paupières

se soulevant

et dans ce voilage/dévoilage moi qui ne peux me fixer
quand je pense à cette foule de couleurs sur la mer
alors mon esprit se met à glisser vers elles
porté par une vague de vent

.

.

[Illustration : Fou de bassan, wikimédia commons]

.

.

Laisser un commentaire