Traductions de Céline Leroy. Lire les autres épisodes
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poèmes traduits de Philip Levine, News of the World (Knopf, 2009)
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Mes pères, la Baltique
Bas et gris, le ciel
sombre dans la mer.
Sur la grève avec les galets,
capsules, éclats de coquillages,
cannettes de bière cabossées.
Quelque chose a commencé ici
il y a des siècles,
peut-être un périple,
un désastre sans nom.
De jeunes hommes sont partis
pour ces continents
plus que mythiques
pendant que les femmes
attendaient et que les fils
devenaient à leur tour des hommes.
En quête d’un signe,
d’une amulette contre les orages
peut-être, je m’agenouille
sur le sable humide
et c’est mon visage que je vois
dans une petite flaque noire,
l’œil écarquillé, inquiété.
Mon grand-père a traversé
cette mer en 1904
pour ne jamais revenir,
je suis donc seul capable
puisque lui en est empêché,
de remercier la création
de l’avoir ramené à la maison
au travail, à la vieillesse, la défaite
ces frères de sang
fidèles jusqu’à la mort.
Yusel Prischkulnick,
je bénis ton rire
jeté à la face du vent,
ta bile, tes rages
ton amour infini
de l’argent et de tout ce
que cet argent n’a jamais rapporté,
ta voix brisée
qui se réveille dans les rêves
où tu reposes enfin,
tout ce que la mer
t’a enseigné et que tu m’a enseigné :
que les vagues se retirent
et que rien ne revient.
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YAKOV
Mon oncle m’a raconté la cabane
dans la forêt, celle où il a vécu des années —
trente-cinq ou plus — il a oublié.
A des kilomètres de là, descendant
dans la vallée alors que le soir se condensait
sur les branches de mélèze et de chêne,
la fumée d’un feu lui arrivait aux narines
et son mince panache lui rappelait toujours
la maison. « Le silence et c’est tout,
le silence était tout. »
Même les loups, m’a-t-il dit, se déplaçaient
au milieu des arbres en retenant leur souffle.
Les corneilles se volatilisaient des heures avant
le coucher du soleil. La neige ne tombait qu’à la nuit
pour qu’au lever du jour le monde
soit neuf. Comment il vivait, ce qu’il mangeait,
ce qu’il portait, à qui il parlait,
ce qu’il partageait, il ne l’a jamais dit.
L’apparition de la fumée, le silence,
les loups invisibles aux empreintes creusées
dans la neige, les disparitions quotidiennes,
le soleil qui se lève, le soleil qui décline,
l’absence d’une autre voix,
de toute voix humaine, ceux-là étaient
ses compagnons, sa Sibérie.
Son Détroit était d’une autre nature :
au fond de l’usine automobile
une ampoule nue se balançait au-dessus de lui
tandis qu’il se pliait au sale boulot
dans un sale endroit et rejoignait
l’épopée tacite de l’ennui,
cigarette à une main,
trois doigts à l’autre.
Yakov, mon vieux copain de turbin,
a un jour raccroché son tablier,
déposé ses gants et ses bandes de protection,
puis il est parti en fumée. Si, dans son cheminement
vers le néant, il se présentait chez moi
aujourd’hui, je l’accueillerais
avec du vin noir et du pain noir,
un verre de thé ainsi qu’un plancher bien dur
sur lequel dormir dans l’espoir que le jour nouveau
lui apporte la musique du silence.
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Journées en bibliothèque
Je restais assis des heures avec les rayons du soleil
qui entraient par les hautes fenêtres et je savais
que la camionnette de livraison était en sécurité, verrouillée dans la cour
avec les camions de la brasserie, que mon boulot était garanti.
J’ai d’abord choisi un exemplaire neuf de L’Idiot
de Dostoïevski, dont chaque page confirmait
que la vie était irrationnelle. La bibliothécaire, une femme
aux cheveux gris bien que jeune, était assise à côté du téléphone
qui ne sonnait jamais, arrangeant le froncement de sourcils
qui m’était exclusivement destiné quand j’entrais
à 10h et que je restais jusqu’à ce que la lumière se retire
dans l’après-midi. Bien sûr, son travail était de garder
ces trésors, puisque Melville se trouvait là, ainsi que Balzac,
et Walt Whitman, mon héros de toujours, en de multiples exemplaires,
chacun baigné de l’aura des vieux sachets de thé. A la fin août
1951, un lecteur bien mis qui avait fait craquer
le parquet en chêne ciré pour aller demander
le dernier numéro du Jane’s Fighting Ships
s’est entendu répondre : « Monsieur, c’est la littérature, ici ! »
d’une voix de pure méchanceté. J’ai levé les yeux
du texte qui flottait devant moi dans l’espoir
d’échanger un premier sourire ; elle avait repris
sa patiente vigie à côté du téléphone noir et silencieux.
Je percevais presque les bruits du monde extérieur, les camions
qui manœuvraient vers les rampes de chargement ou qui encombraient
les avenues et les boulevards herbeux de Détroit.
D’autres hommes, mes anciens camarades d’école, étaient partis
sur un continent lointain battant retraite, leurs ordres
et leurs grognements réduits à un murmure par-delà l’immensité
d’un océan et d’une chaîne de montagnes. Dans le jardin
que j’avais planté des années plus tôt derrière la vieille maison
que j’avais désertée depuis longtemps, le long hiver avait pris fin ;
un smog explosif de roses, la plante grimpante
volée au zoo étranglait les minuscules violettes
que j’avais choyées chaque printemps, le seringa neigeait
sans rien donner, son lourd parfum n’étant que du vent.
« Pour rien au monde, je ne vendrais mon âme,
et je préférerais me coucher parmi les morts »,
marmonnait le Prince Mychkine page 437,
un bouillon de folie pure, mon rôle, peut-être,
le seul rôle prophétique au dernier acte
de la pire pièce jamais écrite. Je savais alors
que bientôt je me lèverais et laisserais le livre
pour retourner à la grande camionnette qui attendait
patiemment son chargement de fûts de bière, de malles-cabines
et de valises en cuir prêtes pour des périples
que je n’entreprendrais jamais, mais il y avait Guerre et paix,
il y avait des Cosaques chevauchant leurs poneys
vers un horizon de sang pur, il y avait Anna,
ses amours et ses morts, il y avait Tourgueniev
avec ses chamailleries impossibles et théâtrales,
Tchékhov crachant ses poumons sur ses ultimes récits. Les malles —
avec leurs autocollants puériles — pouvaient attendre, la bière
pouvait rester des années dans la camionnette bouillante et virer
lentement au shampoing. Dans les bureaux et les boutiques,
dans les rues, des hommes et des femmes pouvaient maudir
l’air empoisonné, pouvaient s’acheter et
se vendre, ils pouvaient mendier une tasse de soupe,
un sandwich et du thé, quelques-uns pouvaient affronter la vie
avec ou sans bière, ils pouvaient accepter ou mourir,
cela m’était totalement égal, j’avais un travail à faire.
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Le problème de la langue
Même les Cubains ne comprennent pas l’espagnol cubain. « Si vous lui crachez au visage, il vous dira qu’il pleut », m’a expliqué le chauffeur de taxi. Ce qui, en cubain, signifie : « Votre cigare est de Tampa. » Célibataire, désespérée, presque quarante ans, mon ex-femme a dit au médecin cubain qu’elle donnerait un million de dollars pour avoir des seins parfaits. « Dieu déteste les lâches », a-t-il répondu avant de l’orienter vers un magasin de chaussures orthopédiques où tout sentait la teinture d’iode. Une publicité pleine page en quatrième de la Nueva Prensa Cubana annonçait : « Rhum gratuit 24h sur 24 & plus encore le week-end ». (« Rhum gratuit » était en italiques.) Ce soir-là, quand je me suis présenté à la bonne adresse, Calle Obispo, 28, le petit marchand à qui j’ai parlé a dit : « Du rhum ? Ce n’est pas une distillerie, ici. » Ils refourguaient des parapluies bleu vénitien pour quatre dollars américains. Le mien venait de Taiwan et a refusé de s’ouvrir quand il s’est mis à pleuvoir. Avant le coucher du soleil, les rues se sont remplies de musique. Sur la grande Plaza de la Revolución, la nuit tombait lentement, embaumant les pots d’échappement et la glycine. J’ai dansé avec une fille de Santiago de Cuba. Elle s’appelait Gabriela Mistral García ; elle était plus grande que moi & avait attaché ses cheveux noirs pleins de nœuds rêches. Il ne lui restait plus qu’un an avant de terminer son doctorat en théorie critique. A la fin du morceau, elle m’a fermement pris par les épaules, tel un commandante de cinéma, s’est penchée comme si elle voulait m’embrasser sur la joue & a murmuré dans ma bonne oreille : « Je rêve d’être titularisée. » C’était un retour aux années cinquante.
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