[édito] Laurent Albarracin
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On peut légitimement se demander si la question de la mémoire relève plus spécifiquement du genre du roman ou de celui de la poésie. A priori c’est un thème qu’on associe facilement au genre romanesque. Du moins prête-t-on spontanément à celui-ci, plus qu’au poème peut-être, le pouvoir d’évoquer le passé, de restituer un vécu et d’en retrouver « le temps perdu ». Alors que le poème semble bien souvent lancé à la poursuite de la « présence », le roman a élu le passé pour son domaine naturel et natif ; il y a son lieu comme son véritable bain. Rien ne vaut, pense-t-on, son déroulement narratif, sa linéarité et son ampleur pour retisser le fil de ce qui fut. Mais si le récit est remémoration, quelle mémoire le poème, lui, mobilise-t-il ? Est-ce que le poème n’a pas une fonction mémorielle qui lui serait propre et qui ne serait pas la reconstruction d’un passé subjectif, mais quelque chose comme l’intuition d’une mémoire objective, voire objectale, enfouie dans la langue ? Une sorte de lien de parenté à réparer entre les mots et les choses ?
Tout le monde sait que dans la Recherche, Proust ne fait pas tant un travail de remémoration volontaire et d’anamnèse systématique qu’il ne s’ouvre, épisodiquement, irruptivement, à l’expérience de la réminiscence. De ce point de vue le titre À la recherche du temps perdu est presque trompeur, du moins est-il symptomatique d’une erreur qui ne sera consciente d’elle-même, et donc levée, qu’au moment du « Temps retrouvé » justement, comme s’il avait fallu tout ce temps perdu à de vains efforts pour qu’opère véritablement la révélation de la mémoire involontaire et que s’ouvre alors la possibilité de s’engager enfin dans l’œuvre d’art. Or cette mémoire involontaire est très exactement une expérience poétique, quand bien même elle est exprimée à l’intérieur d’un roman. Une expérience poétique, c’est-à-dire une connaissance apportée par la métaphore, par le déplacement qu’elle implique. Car la réminiscence, ce n’est pas seulement du passé qui resurgit — Combray dans la madeleine gorgée de thé, Balbec dans la raideur de la serviette — c’est aussi l’essence éternelle et spirituelle des choses qui est donnée miraculeusement à la faveur d’un déplacement métaphorique[1]. Quoique lié à une sensation, le ravissement proustien (dans le sens plus d’une jouissance que d’une dérobade) est avant tout un transport sémantique : un mot qui emprunte son sens à un autre, une chose qu’on découvre en contenir d’autres (des mondes, presque).
Dans son livre L’Art de la mémoire, Frances A. Yates enquête sur la constitution au fil des siècles, depuis l’Antiquité mais surtout pendant la Renaissance, des techniques de mémorisation. Peu à peu (avec Giordano Bruno notamment) ces techniques de mémoire artificielle qui possèdent des invariants (le fait de mémoriser en attribuant toujours un lieu et une image à la chose dont on veut se souvenir) prirent la dimension de systèmes symboliques et magiques. Dès Aristote pourtant (« penser c’est spéculer avec des images »), un rapport s’était établi entre la mémoire et l’imagination. Comment ne pas voir que le poème est assez précisément défini par ces techniques de localisation et d’imagination présentes dans l’art de la mémoire : n’est-il pas la mise en un lieu, dans une forme (d’autant plus mémorable que cette forme est fixe et mesurée, évidemment) et la mise en images (images qui se substituent à elles pour mieux les susciter) d’idées ou de sensations ? La métaphore dirait alors l’essence même de l’opération poétique, à savoir ce déplacement (un changement de lieu) et ce remplacement (d’un mot par un autre, d’une chose par une image). La métaphore est transport et elle met en œuvre rien de moins qu’une ontologie du transfert.
Mais avec le développement du poème moderne (son autonomisation dans la pratique du récit), on peut se demander si la mémoire poétique n’aurait pas changé de nature, passant d’une simple technique de mémoire artificielle (la mémoire étant définie pendant l’Antiquité comme une simple partie de la rhétorique) à une mémoire de plus en plus involontaire, si l’on peut dire. Il y aurait là une spécificité acquise du poème par rapport à la prose romanesque. Deux types de mémoire y fonctionnent différemment : le roman serait du côté d’une mémoire linéaire et volontaire, cherchant à rattraper le temps qui fuit ; il vivrait donc sous le régime temporel de Chronos (qui dévore ses enfants). Alors que le poème serait du côté d’une mémoire plus involontaire, plus affective, plus fulgurante aussi, qui ne recherche plus le passé pour lui-même mais trouve le temps éternel qui perdure sous le temps qui passe. Ce temps qui ne passe pas (et qui donc revient dans la réminiscence) serait le temps de Mnémosyne (sœur de Chronos et mère des Muses), laquelle a inventé le langage, c’est-à-dire a fait la relation entre les mots et les choses. Là où la mémoire du roman court après le passé subjectif (en vain donc puisqu’il s’agit d’une mémoire volontaire et d’un temps chronologique), la mémoire du poème crée un lien objectif entre les mots et les choses, se souvient de leur accord et de leur harmonie, connaît un régime de temps synchronique et non plus successif. La mémoire poétique ne serait pas alors vouée à tenter de ressusciter le passé mais elle retrouverait par l’imagination, par le miracle paradoxal du transport métaphorique, le lien comme intemporel, spirituel et métaphysique qui associe le mot à la chose.
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[1] « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. Même, ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. » Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Bibl. de la Pléiade, t. 4, p. 468.
[2] Frances A. Yates, L’art de la mémoire, trad. de Daniel Arasse, Gallimard, coll. Folio essais, 2022. [voir l’article d’ Alessandro Bosetti]
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[Illustration : Giordano Bruno, « Système de mémoire », détail]
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Je suis d’accord avec cette idée du temps qui ne passe dans la poésie quand elle fait sonner le mot et la chose, l’intemporalité est à disposition pour qui sait lire et entendre, et pour qui l’écrit, elle est un état qui se prolonge et parfois dure, plus ou moins, jusqu’au prochain poème.
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