Une lumière d’encre

Une lumière d’encre

note sur la couture poétique du temps

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[Corps à corps] par Pierre Vinclair

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Je voudrais essayer de lire la première moitié d’un poème de Peter Gizzi, celui qui donne son titre au livre que vient de traduire Stéphane Bouquet, Et maintenant le noir (novembre 2022) pour les éditions Corti [1]. C’est un long poème (presque 100 vers), ne comportant pas de sections qui seraient séparées par des sauts de ligne. On peut malgré tout distinguer une sorte d’ouverture, qui consisterait dans les 10 premiers vers:

Pas mon jour le plus facile, les nuages s’amoncellent
____ et j’ai perdu le signal.
J’essayais de retrouver mes chaussures et j’ai pensé
je suis dominé par le gigantisme
(5)__de la gouvernance commerciale.
En cherchant mes chaussures ce matin
ma pensée était où vais-je ?
Il n’y a aucun lieu d’où je puisse sortir et m’éloigner
____ sous ce ciel chimique.
(10) Alors j’ai pensé que j’allais écrire un poème.

Ou pourrait penser qu’il y a moins ici 10 que 7 vers (dont 3 plus longs, avec une partie rejetée) mais certains de ces vers ne vont en fait pas au bout de leur ligne (comme celui qui finit par « gigantisme ») ; réciproquement, plus bas dans le poème, certains vont taper au bout de la ligne sans que leur partie rejetée ne fasse l’objet d’un décalage. On se demande si ce n’est pas la traduction qui crée cette forme étrange, S. B. ayant suivi les coupes, occasionnées en anglais par une mise en une longueur de vers qui diffère en français ? Bien sûr, cette disposition n’importe sans doute pas outre mesure ; je voudrais simplement attirer l’attention sur la question de la coupe (sur laquelle je reviendrai) d’une part. D’autre part, ainsi mis en page, le texte me fait penser à l’Autumn Journal de Louis MacNeice, écrit entre août et décembre 1938 dans une alternance de vers justifiés à gauche et de vers déplacés d’un alinéa. Or le poème de Gizzi commence lui aussi comme un journal : il s’essaie d’abord à caractériser un présent, d’abord par son incertitude radicale, qu’incarne l’expression « où vais-je ? » à la fois littérale (celui qui parle cherche ses chaussures, pour aller quelque part) et existentielle. Plusieurs choses demeurent énigmatiques dans cette incertitude (de quel « signal » est-il question ? celui d’un GPS ? Quel rapport entre « le gigantisme de la gouvernance commerciale » et les chaussures perdues ?), mais une chose est sûre, c’est que la poésie est présentée comme une solution possible à ce trouble. On peut, à nouveau, interpréter cette solution en termes prosaïques (à défaut d’avoir trouvé les chaussures qui permettraient de sortir, Peter peut rester à l’intérieur écrire un poème) ou existentiels (à l’impasse d’une vie désorientée répondrait l’art du poème, capable de trouver un sens dans le chaos). La suite du texte semble prendre cette deuxième possibilité au sérieux :

J’ai pensé que j’allais m’essayer à l’art.

Mais il y a un mais :

Mais les produits chimiques s’infiltrent partout.
Lecteur, si je pouvais je t’apporterais
____ un soleil taillé en crayon.
(15) Un soleil informe dans le ciel papier.
Je me demande quel papier me constitua.
Étant humain, je sais que le papier constitue mon esprit.
Pulpe étrange me rappelant que je suis loin.

Ces vers avancent plusieurs idées l’une après l’autre : vers 12, la poésie n’est plus une solution (puisque les produits chimiques, auxquels elle est censée nous faire échapper, s’infiltrent partout) ; les vers 13-15 semblent suggérer que le signal perdu vers 2 était en fait la lumière du soleil. « L’art » insiste malgré tout (la poésie, métaphorisée par le dessin) en tâchant d’apporter quelque chose comme de l’être (du soleil), par la simple manipulation de figures (crayon, papier). Mais l’espoir semble d’emblée déçu (« si je pouvais »), en même temps qu’il trouve sa folle revendication dans la nature de l’homme : puisque le papier nous constitue (comme l’avancent les vers 16 à 18), que l’être est donc en un sens fait de papier, on comprend la volonté démiurgique de l’ouvrier du papier (le poète) à faire advenir des êtres.
À cette petite vingtaine vers, présentant en somme une image de la nécessité et de l’espoir (déçu) de la pratique artistique, succède sans transition une sorte de cas pratique, témoignage d’une tentative d’user en effet du crayon pour faire advenir l’être :

Quand mon frère ne parvint plus à parler
(20)_ j’ai dit Tommy je m’en charge
même si j’aimerais autant pas, je chanterai pour toi.
Quand mon frère n’eut plus de voix il resta juste le canapé
____ et un plancher.
le plafond et la télé où rien ne beuglait.

On ne sait pas avec précision de quoi il est question, ici ; on sait seulement qu’est en jeu quelque chose de tragique. « Tommy » était le frère de Peter Gizzy. L’exergue du livre porte cette dédicace : « Pour mon frère Tom // lui aussi en allé », en référence (« aussi ») au troisième frère Gizzi, le poète Michael, décédé en 2010. Ce que met en scène le passage cité, c’est donc la proximité de la mort et de l’écriture (deux frères morts, dans une fratrie de poètes) ; et la tentative (toujours vaine, sans doute) de la poésie à prendre le pas sur la mort, en relançant la voix des disparus. En cela, elle aurait essentiellement partie liée avec la mémoire : elle tiendrait la présence de ce qui est devenu absent. C’est ce que confirme la suite du poème :

(25) Quand mon frère perdit sa voix, je perdis mon enfance
perdis le soleil sur le sable dans certains lieux que j’ai oubliés
____ l’été à Rhode Island.
Si loin de moi dans un corps que j’ai oublié.
Mon corps d’enfant l’avoir oublié.
(30) Avoir oublié aujourd’hui tout ce qui était.

Non. J’ai été trop vite en disant que le poème a le même rôle que la mémoire. Ce qui nous est dit est plus compliqué : il porte plutôt un négatif de la mémoire ; il enregistre non le souvenir mais sa perte ; il acte qu’ici le souvenir fait défaut et, parce qu’il est incapable de nous le rendre, peut malgré tout explorer et dire quelque chose de cette absence, de cette nuit. Le poème ne remplace pas le soleil ; il nous permet d’explorer un monde d’ombres.

Van Gogh était tourmenté par le soleil et pourquoi pas.
La lame fulgurante de la lumière qui tue et soigne.
La froide stabilité des lois universelles ne me
____ réconforte pas
(35) même si je mourrai un jour en pensant, c’est bon d’accord.
Au moins j’écris et cela fait une fête dans le noir.
Un film de zombie qui me relie aux morts-vivants.

Voilà, écrire : non pas faire revenir les disparus, non pas rallumer la lumière, mais descendre dans le noir pays des morts. La première partie du livre de Gizzi, « Lyrique », tire bien sûr son titre de ce rappel de la fonction orphique que l’on prête, depuis la nuit des temps, au poème. À bien y regarder, elle entretient une subtile dialectique avec la fonction-journal (notée plus haut) qui « sauve » de l’oubli ce qui existe : retenir ce qui disparaît en même temps que quitter la présence pour rejoindre les absents, voilà le geste double auquel s’essaie le poème. On pourrait dire à ce titre qu’il porte en chacun de ses moments l’espoir de saisir l’instant et de le retourner en un accès à son contraire — ce qui a disparu, la mort, l’éternité.

J’ai lu que chaque instant était une occasion de grâce
et je pense que chaque instant est une possibilité d’art.

Le poème présente cette double affirmation comme une première solution, un véritable résultat de son travail de pensée. La preuve, l’auteur retrouve ses chaussures :

(40) Je lace mes chaussures et maintenant je suis debout seul
____ dans la lumière d’encre.

Il semble bien que l’opération annoncée au début ait effectivement eu lieu : le poème s’est fait le lieu d’une sorte d’incarnation ; c’est ce dont témoigne la « lumière d’encre », soleil de l’écriture. En tout cas, salut de l’instant et aller-retour dans le néant, l’écriture peut être vue comme une activité de couture, raccommodant les instants qui dans la vie réelle semblaient étrangers l’un à l’autre, se succédant chaotiquement :

Hier j’ai longé un motel Budget près d’une
____ Banque populaire.
S’il y a un lien il m’échappe.
(45) Mon cœur m’échappe.
Météo et pensée se dissolvent en électricité statique,
souvenir stupide comme les poupées russes
____ de mon vide spirituel.
Ciel ouvrant sur le vide.
(50) J’ai pensé le chagrin est une forme de grâce.
Puis quelqu’un a dit le truc avec l’argent
____ c’est que c’est de l’argent.

Le poème invite son lecteur à se faire moraliste : il offre des expériences-test à la pensée, pour qu’elle en tire une conclusion généralisante. Ici, de l’absence de lien on passe au cœur qui échappe ; de celui-ci au vide ; du vide au chagrin. On peut suivre cet enchaînement sans peine ; mais pourquoi « J’ai pensé le chagrin est une forme de grâce » ? Si le chagrin est le sentiment que nous ressentons en face du vide (et de la perte), il est l’exact inverse de la plénitude de l’instant. Il s’agit donc de retourner cette affirmation proposée plus haut « J’ai lu que chaque instant était une occasion de grâce » (v. 38) en lui opposant un démenti ferme. Non, semble dire le poème de Gizzi : c’est plutôt le vide entre les instants (l’absence de lien, que symbolise la coupe dont je parlais plus haut) qui (ouvrant la possibilité, et même la nécessité d’un art capable de coudre ensemble les instants par un détour par le pays des morts) s’offre comme une grâce. C’est peut-être ce que synthétise l’expression « lumière d’encre » : la manière dont, par la grâce du chagrin, cette ouverture providentielle au néant, l’écriture noue ensemble le disparate des instants qui fuient.
Je ne suis qu’à la moitié du poème, il y aurait mille autre choses à dire, mais j’ai le sentiment qu’il faut que je m’arrête ici, sur cette idée d’une couture poétique du temps, traçant dans son avancée fragile un chemin de funambule, capable de relier les instants (les sauver, ce faisant) tout en faisant droit à leur étrangeté réciproque, leur déliaison essentielle. Parce qu’entre chaque instant — à chaque coupe — il va se tremper, se ressaisir, dans le pays des morts.

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[1] On dit souvent que la poésie est intraduisible, comme si au poème original et authentique ne pouvaient faire écho, dans d’autres langues, que des falsifications. Il me semble que l’on pourrait dire tout aussi bien que seul le poème traduit, la traduction-de-poème, est authentiquement poème ; car le poème-source est encore mélangé, sali, de toutes les pensées de l’auteur, ses idées-de-poème, son intention (auquel n’a pas accès le lecteur qui, de ne pas les connaître, reçoit comme un texte tronqué) ; le poème-cible, lui, né d’une opération, la traduction, portant uniquement sur son être-poème, est peaufiné indépendamment d’une intention quelconque, et tout entier dans son adresse à un récepteur possible.  Tout cela a bien sûr pour fond le rapport compliqué, conflictuel, dialectique, qu’un poème entretient avec ces fameuses « intentions » — et plus généralement, la vie de son auteur. D’un côté, il est fait (plus ou moins explicitement) de cette vie, sa matière est la pensée même de ce corps qui l’écrit ; d’un autre côté, pour parvenir à se constituer comme poème lui-même vivant, il doit s’en émanciper et voler de ses propres ailes noétiques. La meilleure configuration, est peut-être alors celle d’un poème traduit par un poète ami de l’auteur (comme ici le poète Bouquet étant un ami du poète Gizzi) : ami de l’auteur, le traducteur a un accès intime à toutes les circonstances de la vie qui précèdent et occasionnent la composition du texte (il connaît donc cette part dérobée au lecteur quelconque) ; mais poète lui-même, il sait relancer cette matière dans le texte-cible pour composer dans sa propre langue un poème qui ne s’appuie que de manière fonctionnelle sur cet avant-texte et en tire sa plus grande vivacité. 

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