par Pierre Vinclair
[Corps à corps] avec Juan L. Ortiz, Le Gualeguay, bilingue esp./fr., traduit de l’espagnol par Guillaume Contré et Vincent Weber, Lyon, Trente-trois morceaux, 2022, 306 p., 23 euros
.
.
Dans un entretien, Rachel Blau DuPlessis confiait au poème long le soin d’être une doublure de la vie :
L’intéressant qu’il y a à écrire un long poème tient à sa temporalité privée, le fait qu’il double sa propre vie. […] De manière générale, la poétique d’un long poème (d’un poème long comme la vie) est la poesis elle-même. Qui plus est, plus vous êtes dans ce poème, plus il apparaît que ce poème est comme votre mission dans la vie. (ma traduction)
Il me semble que la doublure est seulement affirmée, supputée, mais qu’elle relève en réalité de la fiction : dans la mesure où l’on publie, matériellement des livres, qui ne font pas « un seul poème » — sinon au gré de la multiplication de gestes éditoriaux artificiels (comme : donner à chacun de ces livres le même titre). Bien sûr, il en va de même pour un poème de deux pages : une convention est nécessaire pour dire que la deuxième page ne recommence pas à zéro, qu’elle poursuit la première, qu’il s’agit bien d’un seul poème. Reste que les pages sont en effet attachées dans un livre, se suivant l’une l’autre matériellement — alors que les différents livres formant un seul poème-vie ne sont pas attachés. Leur fiction ne tient qu’à des conventions comme le nom de l’auteur et le titre. Par ailleurs, comme leur contenu, toujours fini, discret, doit valoir doublure de la vie qui elle est continue et infinie, leur contenu (fini) doit valoir pour le tout d’une vie ou d’un monde (infini), ils sont nécessairement difficiles à lire, sinon illisibles : au mieux donnent-t-ils à lire un infini partout mité.
Je comprends la nécessité de cette ouverture sur la vie : il s’agit de laisser respirer le poème en lui laissant une prise sur l’hétérogène, le non-assimilé — dans l’espoir d’en faire, sinon la totalité en acte, du moins une embouchure sur la totalité. Mais il me semble que ce pari est nettement mieux tenu par le poème-fleuve (le livre-poème qui chante un fleuve), dans la mesure où le fleuve est un objet à la fois total (il organise tout un bassin-versant, c’est un système autonome) et fractionné en une multitude de paysages, de formes, d’histoires, d’êtres et d’enjeux très différents. L’ouverture à la totalité que propose le poème-fleuve est contenue deux fois, par le livre (alors que le poème-vie est éclaté en une multitude de livres se baladant dans les rayons surchargés de la bibliothèque de Babel) et par l’objet (le fleuve, même s’il est connecté à tout, est un objet beaucoup plus spécifique, déterminé et objectivable que « la vie »).
*
Comment plonger dans un poème de 2639 vers, sans distinction de chants — juste, régulièrement, des sauts de ligne ? En l’occurrence, Le Gualeguay (1971) de Juan L. Ortiz (1896-1978) qui vient de paraître en français. Il n’y a pas le choix : il faut commencer par le vers 1 et se laisser entraîner jusqu’à la fin. Mais imagine-t-on vraiment, avant de partir, qu’on peut lire un si grand nombre de vers ? La plupart des longs poèmes que je connais sont des faux longs poèmes, découpés en sections — ou si ce n’est pas le cas, comme l’Autoportrait dans un miroir convexe d’Ashbery, ils sont beaucoup plus courts que le Gualeguay.
Fi des hésitations, il faut se lancer ! Les trois premiers vers, à la syntaxe tortueuse, font penser au début de la première élégie de Rilke :
Quelle douce chaleur, là-bas
depuis le bassin qu’abandonnerait, quand ? la mer,
monta en une nuée de colombe* ? (v. 1-3)
Les astérisques renvoient aux précieuses notes de Sergio Delgado, l’éditeur argentin, mais aussi Guillaume Contré et Vincent Weber, les traducteurs français. On lit donc, ici : « Le territoire d’Entre Ríos, que traverse le Rio Gualeguay, fut couvert par la mer durant l’ère secondaire. Postérieurement, à l’ère tertiaire, en raison notamment de la surrection de la Cordillère des Andes, le terrain se soulève au-dessus de la pampa, donnant naissance aux basses montagnes et aux fleuves de la province d’Entre Ríos. » (p. 215).
Le poème commence avec l’origine du fleuve, en repartant de données géologiques (le terrain se soulève). Mais il ne les donne pas telles quelles : il en propose une traduction dans le poème, à travers l’image de la mer qui monte « en une nuée de colombes » — et surtout la syntaxe, avec cette question à double détente (quelle douce chaleur monta ? quand ?)
*
Si je commente tout le poème comme je viens de le faire (pourtant succinctement : un peu plus de 1700 signes) avec ces trois premiers vers, mes notes atteindront, me dit la calculatrice, 1, 5 million de signes, soit un livre de 500 grandes pages bien remplies. Contrairement au poème court (le poème-flaque) qui encourage le barbotage critique, le poème-fleuve décourage le commentaire ou l’explication de texte. Il attend de nous autre chose — que nous le descendions, sans doute. Allons-y pour de bon.
[…]
Je m’interromps après 127 vers : un peu moins d’un 20ème du poème. La raison de cette interruption est double : d’abord, j’ai eu deux idées en lisant ces 127 vers, il me faut les noter. Ensuite, j’ai été arrêté par la beauté des vers 126-127, que je voudrais recopier ici. Voici les deux idées :
- Cette ouverture du poème ressemble à une cosmogonie ; elle reprend aux cosmogonies traditionnelles un goût pour la nomination, l’appel performatif à la chose par son nom — mais comme il n’en va ici « que » d’un fleuve, et non du monde tout entier, il faudrait dire une potamogonie. Je n’en connais pas d’autre.
- Mais cette potamogonie est aussi une chronogonie, un récit de la naissance du temps. Mais, par rapport à d’autres cosmogonies « modernes » (par exemple la Petite cosmogonie portative de Queneau), celle-ci se singularise par son absence totale d’ironie. C’est son courage (mais aussi son risque).
Je voudrais citer les vers 126-127. Le pronom « Elles » renvoie aux « heures » (la durée étant en cours de création) :
Mais elles — elles ne l’oubliaient pas — étaient essentiellement les vagues,
le drame de la forme qui ne pouvait s’arrêter…
À vrai dire je pourrais aussi recopier la suite. (Je pourrais recopier l’ensemble du poème–!)
Le fleuve était tout le temps, tout entier…
ajustant toutes les directions de ses lignes
comme l’orchestre de l’Éden sous la baguette de l’amour…
C’était l’amour, le fleuve…
Tout naissait de lui, ou venait évangéliquement
à lui. (v. 133-138)
[…]
Je m’arrête de nouveau, aux vers 212-213 :
Et pourquoi le temps, la durée,
s’il ouvrait, fatalement, en même temps, les sources du sang ?
Je dois avouer que si ce poème m’intéresse, ce n’est pas seulement parce qu’il est long, pas seulement parce qu’il s’intéresse à un fleuve, mais aussi parce qu’il identifie le fleuve et le temps. Cette identification, sans doute, a quelque chose de classique ; mais je ne connais pas d’autre exemple où elle est prise autant au sérieux — avec un sérieux presque philosophique.
*
L’ambition à la fois cosmogonique, géologique, historique, linguistique du Gualeguay me fait penser au Chant général de Pablo Neruda — même si le lyrisme d’Ortiz est à la fois plus baroque, plus noueux, moins ouvert ; plus secret, moins prophétique ; plus en-soi, moi pour-autrui. En feuilletant la postface de Delgado je ne vois pas mention du nom de Neruda, mais je lis : « De la formation géologique du territoire à la conquête et à la colonisation espagnole, ce sont des milliers d’années qui sont racontées dans le premier quart du poème. Les trois autres quarts, en revanche, racontent principalement un siècle, le XIXe, durant lequel se déroulent les guerres de l’indépendance, dont le point de départ mais aussi d’ambiguïté fut la révolution de Mai. » (p. 279-280)
Il faudrait revenir sur cette révolution de Mai et la question politique, qui me semblent à nouveau rapprocher Ortiz de Neruda. En tapant les noms des deux œuvres sur Google, je tombe sur ce jugement du même Sergio Delgado, dans sa préface à l’édition de 2004 : « el programa paisajítico [del poema] se sitúa en las antipodas de un proyecto como el del Canto general de Pablo Neruda, que se origina como un ‘Canto de Chile’ para proyectarse luego a escala continental […]. El Gualeguay puede pensarse como un anti-canto general o, mas propiamente, como un ‘canto particular’ ». Même sans parler espagnol, je comprends suffisamment que la référence (sans doute trop pesante en Amérique latine) au pape Neruda est d’abord une source d’irritation pour Delgado.
*
De mystérieux noms propres se multiplient, comme dans des poupées vaudou de mots, sur lesquelles appuie le poème. Des êtres défilent ; des paysages, des personnes. Le Gualeguay parle de tout un tas de choses ; on dirait qu’il parle de tout. De tout — non pas du fleuve… Mais qu’est-ce qu’un fleuve ? Est-ce son lit ? Le lit majeur, le lit mineur ? De l’H2O qui coule ? Cela n’inclut-il pas aussi tout ce qui est dans l’eau : les oligo-éléments, les alluvions, les végétaux, les minéraux, mais aussi ce qui coule, ce qui flotte, ce qui nage ? Et les berges, au tracé irrégulier ? Les ripisylves ? Les marécages ? Les cours d’eau souterrains, les nappes phréatiques avec lesquelles il communique ? Les affluents qui l’embrassent ? De proche en proche, ne faut-il pas entendre dans le fleuve tout ce qui vit de sa relation avec l’eau ?
La différence entre tel fleuve et tel autre, ce serait celle de deux tracés singuliers dans le nouage de tout.
*
Le poème insiste encore sur l’identification du fleuve au temps :
Mais le fleuve n’était pas un dieu ou n’était pas, en vérité, le temps ?
Un temps parfois, hors de lui, certainement,
comme s’il se propageait vers le bas en une seule radiation
d’on ne savait quelle évidence ? (v. 580-584)
On voit bien l’intérêt d’une telle identification : d’un côté, l’analogie entre le fleuve qui coule et le temps qui passe est évidente ; d’un autre, le temps est on ne peut plus abstrait, l’une des choses dont il est le plus difficile de parler avec précision, alors que le fleuve est un être plein de boue et d’algues, caressant les roches et les herbes, accueillant les poissons et les oiseaux. Ce n’est pas pourtant une allégorie : car l’homologie n’est pas censée être signifiante terme à terme. Mais c’est une idée poétique (comme on dirait une idée scientifique, ou une idée cinématographique). Autre idée poétique, faire apparaître les actions humaines du point de vue du fleuve :
Et c’étaient, ensuite, les têtes qui s’élevaient vers un dieu
pour aspirer l’or qu’il tissait…
Et c’étaient les cous et les croix, ensuite, dans une affliction de drapeaux,
pour il ne savait — lui, le fleuve — quelle politesse de guerriers, quelques instants avant la blessure (v. 1050-1054)
Idée poétique et non romanesque (ce pourrait être Fabrice à Waterloo), car le décalage du point de vue ne sert ni à étoffer la subjectivité d’un personnage, ni à fabriquer du suspense (par décalage entre ce qui est et ce que l’on en dit) ; il sert à faire ressortir l’épaisseur des matières, est au service de la sensation.
Point de vue, idée poétique, le fleuve est aussi un outil rhétorique, d’unification du divers du chant, et de relance ; ainsi, après un épisode qui semble parfaitement éloigné de la réalité hydrologique, le poème reprend :
Mais le fleuve ne pouvait se prémunir, en même temps, de l’horreur et de la souffrance,
puisque la « cruauté » était presque impossible
dans cette exaspération, par ailleurs, tout enfantine
à brûler l’ombre même sur un bûcher, peut-être,
seulement circonstanciellement étranger… (v. 1279-1283) (v. 1279-1283)
Cette dimension poétique du poème (je veux dire, le fait qu’Ortiz nous présente des éléments qui répondent ou incarnent spécifiquement des idées poétiques) pousse à ne pas trop chercher recours (le texte n’est pas une description maquillée en énigme) dans les notes qui, à la fin du volume, déplient les allusions. Comme l’écrit Delgado :
Lire Le Gualeguay n’est pas facile. Le lecteur qui ouvrirait ce livre en passant directement au poème et en sautant sainement par-dessus le buisson de notre introduction et des notes, nagerait, entre la fascination et la perplexité, dans les eaux de « mers incomplètes », pour le dire avec des mots de Michaux. […] Et bien qu’il soit possible de lire Le Gualeguay sans aucune prétention référentielle, comme on regarderait une peinture abstraite — la proposition est de Juan José Saer —, dans le cas où on serait capable d’atteindre un tel état de lecture, certains reflets ou certaines ombres ne cessent d’apparaître comme une étrange provocation : « un chevalier que décembre / venait de distinguer / traversait à gué la sieste du Peralta / et s’enfonçait sous les branches » (v. 2238-2241). La difficulté, qui fait partie de la matière même du poème et est une des conditions de sa fondation, ne réside pas simplement dans un langage fait d’allusions. Je suis persuadé que toute note critique qui s’empresserait de donner accès au lecteur à certaines clés du texte, comme c’est le cas de celles que nous essayerons à la fin de cet ouvrage, n’a qu’une utilité relative. Les mots trouvent leur sens plein au sein même du monde auquel ils donnent vie, un monde qui à son tour les rend, revitalisés, en tant que parole poétique. (p. 228)
Ce qui me frappe d’abord, en lisant ces lignes de Delgado, c’est l’idée du retour : dans un poème long (un poème-fleuve), contrairement à un poème court, un élément que l’on a rencontré, puis oublié, peut reparaître. Le poème court donne tout d’un coup. Le poème long déploie une multitude de gestes qui se fondent les uns dans les autres ; il a des plis. Mais je me demande maintenant : qu’est-ce que cette « parole poétique » ? En quoi consiste-t-elle ? Au minimum, me semble-t-il, dans le fait que la langue s’y donne à la fois dans une certaine épaisseur, et dans une certaine planéité, comme une espèce de peau. À ce titre, chercher à décoder les référents de chaque nom exotique, serait à la lecture (au contact inspiré, sentant, joueur et désirant avec cette peau) ce que, une peau étant offerte, la dermatologie est à l’amour.
Il ne faut pas comprendre Le Gualeguay, il faut l’aimer (si c’est un poème).
Mais quand s’arrêterait-il, lui ?
N’était-il pas toujours, aussi, la musique même qui naissait,
très en avant d’elle-même, toujours, en une gamme sans fin, comme la vie,
ou comme ce qui, peut-être, s’ouvrait plus loin
ou de là où il venait ?
Et lui, ne s’écoulait-il pas, en outre, au sein de la mélodie sans mesure…
lui, qui improvisait librement, ou mieux encore, lui
dans la ligne sans limites d’un esprit de battements et de cycles,
tout d’« élan ,
dans l’aventure des caps, inventant toujours des pétales
pour une rose qui poussait et poussait
depuis la racine du rythme… ? (v. 1367-1378)
Ainsi j’aime — sans savoir aucune idée de ce à quoi cela renvoie — l’image finale qui clôt ce développement :
[des dessins de sons]
découpaient, ensuite, sans s’élever, des phrases impossibles,
ou se reliaient, aurait-on dit, dans le sens d’une brise d’attente…
tandis que des limbes la solitude, la solitude qui attendait,
inférait, abyssalement, comme des élancements, non ?
et les livrait, doucement, au précipice,
avec des âmes en ú… (v. 1387-1392)
La note indique que la langue guarani mobilise énormément ce son ; mais l’information signifiante, aussi précieuse soit-elle, ne touche pas mon amour. J’aimais la formule « des âmes en ú » avant d’avoir aucune idée de ce que cela voulait dire. Du reste, ce que j’aimais était sans doute, « ú » étant une lettre absente en français, son caractère résolument exotique. Mais pas seulement : j’aime aussi la réduction de l’âme à une seule lettre, ainsi que le rapport entre le « â » de « âmes » et le monocaractère « ú » — deux éléments qui n’existent pas dans l’original (« almas de úes »). Ce ne sont donc pas des idées (que les explications pourraient me transmettre), mais des gestes : la roulade par laquelle un « â » devient un « ú ».
Le fait que ces gestes aient une signification, bien sûr, augmente mon plaisir ; mais comme je prendrais plaisir à voir danser sur une scène une troupe de danseurs portant chacun une lettre différente, et s’assemblant régulièrement dans des mots à chaque fois imprévisibles. Me dire à quelle chose en dehors de la scène renvoie tel ou tel mot, n’a pas beaucoup d’intérêt : ce qui m’intéresse, c’est d’avoir l’impression d’assister, par ces combinaisons et recombinaisons, à une espèce de genèse (à une genèse de quoi ?).
*
Un fleuve : à la fois un être immobile (même si le Gualeguay, comme le Mississippi, aura peut-être vu varier au fil de son histoire les limites exactes de son lit, il a, au moins à court terme, un tracé relativement pérenne) et un pur mouvement (un écoulement général et continu, infini). De même un long poème, immobile sur ses deux cent cinquante pages, actualisé par le mouvement infini d’une lecture (passant toujours d’un vers au suivant) pareille à la crête d’une vague dévalant l’ensemble..
*
Outre le temps (l’histoire), le monologue du Gualeguay définit son fleuve par son rapport avec la musique, ces deux dimensions ne s’excluant pas. On se souvient du rythme des vaguelettes, plus haut. La musique se caractérise en outre comme une certaine attente de l’accord final (que représente peut-être l’étendue plane de la mer).
au-delà des reflets
et des déchirements dans le temps,
dans le « sentiment » de l’accord, de l’accord final ? (v. 1636-1638)
[…]
Or sa divagation, finalement,
ne pouvait être que celle du miroir qui se déplace le long de toutes les scènes (v. 1736-1737)
*
Il n’y a pas de fleuve. Il y a des fleurs, des arbres, des animaux. Il y a du quartz, du mica, de l’argile. De la terre, de l’eau. Il y a des rives, des ponts, des bateaux. Des personnes, des oiseaux. Il y a des coordonnées, des altitudes, des longitudes, des degrés, de la pression, de la température. Mais le « fleuve » est une immense fiction qui sert à nommer un certain rapport entre toutes ces choses. On peut dire : des molécules d’eau tombent vers la mer. Or le fleuve n’est pas seulement cela : il est aussi bien le courant, les algues, les poissons, la pêche, les canaux, les nappes phréatiques, les berges, les villes qu’il traverse. En cela, le fleuve est un être mythique : il est le nom d’une unité de toutes ces choses diverses, la figure d’une certaine unité, d’un certain ordre, d’une certaine harmonie dans ce chaos. D’emblée — même dans la conversation courante — c’est une fiction, ou mieux : un objet poétique. Il faut croire au fleuve : croire qu’il y a quelque chose comme une unité ouverte qui distribue l’organisation de tous les êtres.
Et en même temps, il semble bien y avoir un ordre des choses : le cycle de la pluie, la ponte des saumons, l’eau polluée, l’énergie hydro-électrique et le mouvement des pirogues, non seulement cohabitent mais s’organisent dans un même grand ordre dont le fleuve est le cœur. Il doit y avoir un système. Le fleuve est le personnage central, mais invisible (car on ne voit jamais que tel ou tel tronc d’arbre flottant dans l’eau, tel placide fuligule — et jamais « le fleuve ») : une fiction insinuée (ce sont les cartes qui, en représentant les cours d’eau d’un trait continu, nous font croire à leur existence simple).
Ainsi (du sens) d’un poème.
Oh, la rivière n’arrivait pas au bout du mystère… (v. 1963)
Ainsi d’un corps.
Et de cette façon le descendraient, par les chemins de la soif,
________________ ou les chemins des macachins,
____ des reflets de foulards qui s’unissaient en ailettes
________________ à ceux des revers des cols
jusqu’à plier une sorte de systole
______ dans la circulation de cet « honneur » qui ne tardait pas, de là,
________________________à rejoindre les artères de la « Forêt »,
______________dès que ce qu’il attendait éclaterait dans une diane,
_______________________pour lui conduire son aube,
______________et, peut-être, plus extrêmement, pour lui ouvrir et lui libérer
_________________________toutes, toutes les sources…
Et la « Forêt » n’était-elle pas, de plus, un cœur dans ce cœur que lui faisaient encore
____________________________les lignes du pays ?
Et lui-même n’était-il pas l’aorte qui naîtrait
________________ un peu sur la gauche, également… (v. 2522-2536)
Ainsi de la vie.
Mais en fin de compte, la vie qui se vivait dans son unité, ne cessait pas, pour autant, de s’écouler,
______________ et encore moins de varier, ainsi,
ses essences… (v. 2587-2589)
*
De même qu’en-dessous du titre, Ortiz avait fait ajouter, dans la deuxième édition, la mention « (Fragment) », le poème s’interrompt, après le 2639ème vers, en promettant : « (à suivre) ». Au moment de sa mort, Juan L. Ortiz annonçait encore préparer la suite du Gualeguay. Pourtant, seul un vers a été retrouvé :
Quand le fleuve me noie
Qui nous dit que ce seul vers, plutôt qu’un fragment de la suite, n’est pas cette suite tout entière, à lui tout seul ? Si un poème peut être long de 2639 vers sans cesser d’être un poème, pour quelles raisons ne pourrait-il être aussi court qu’un seul vers ?
Ce ne serait ni un fleuve ni même une flaque, mais une goutte d’eau.
.
.