à propos de Maël Guesdon, Mon plan, José Corti, 2021
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Si c’est bien par le récit (direct ou indirect) que l’on peut reconstruire son propre passé, l’écriture court nécessairement le risque de donner une image faussée de ce passé. Toute écriture ment, en ce sens : elle fait une linéarité d’une série de fragments discontinus, elle donne un sens à ce qui, dans le temps où cela se vivait, n’en avait pas nécessairement un – et pas celui que l’écriture lui donnera rétrospectivement. Mais que faire alors des images qui reviennent, des pensées qui insistent, et semble exiger quelque chose de celui qu’elles hantent ? Comment les collecter sans en faire un récit linéaire, doté d’une unité mensongère ?
Telles sont selon moi les questions essentielles soulevées par le dernier livre de Maël Guesdon, Mon plan (Corti). En tentant de collecter tous les souvenirs, les pensées récurrentes et têtues, l’écriture va se trouver prise, plus ou moins nolens volens, dans un processus de mise en intrigue, combattu par le souci de restituer la vérité de ces images, leur caractère fragmentaire, le fait qu’elles ne se peuvent recueillir qu’au moyen de phrases, que celles-ci, par leur linéarité, leur assigne un sens auquel elles sont sans doute par nature rétives.
Pour ce faire, il faut un plan.
Un plan, c’est d’abord une réalité géométrique : une surface, sur laquelle inscrire des figures, des points, des alignements. C’est ici qu’on pourra sans doute ordonner les images de la mémoire, et les autres, qui tournent de manière obsédante sans forcer leur sens. De fait, de nombreuses situations dans le livre mettent en jeu des alignements, des tentatives de mettre en ordre le monde suivant une stratégie précise. Image récurrente : on tue des araignées à l’aide d’un « pschit » :
En somme, vous aspergeant, on trace dans le vieux chalet touffu notre petit jardin à la française, qui nous assure que vous répondez à l’effet foudroyant en étant foudroyées. On creuse l’allée centrale avec vue sur les parterres vides, topiaires, bordures taillées en angles droits. Avant de dormir, on dresse le cadastre au milieu duquel on se réveille le lendemain matin, bien dans l’axe de la cause à l’effet, heureux d’être de ceux qui prévoient leur paysage, un peu comme on fait sa valise la veille d’un départ. (p. 69)
On vérifie que le monde s’ordonne conformément aux prévisions, et que les choses, les êtres, répondent aux prévisions : l’effet foudroyant est vérifié quand les araignées sont foudroyées. Dans ce drame minuscule, on s’assure que le monde répond aux lois de la causalité, on joue ou rejoue sa mise en ordre, pour tenter d’en conjurer sans doute l’imprévisibilité têtue. Comme dans le jardin à la française, le paysage s’organise, structuré par une géométrie qui apparait comme la réalisation matérielle d’un regard (du) souverain.
Mais ici, nul souverain. Les images obsédantes flottent comme d’elles-mêmes, et reviennent quand ça leur chante. Elles construisent (sont constituées ?) par un plan qui se dessine pour mieux échapper au « narrateur ». Narrateur ? C’est presque trop dire. D’abord parce que l’histoire, si histoire il y a bien (et on voit déjà que c’est très douteux – on y reviendra), est floue et vague, faite de fragments disjoints que l’écriture ne s’efforce pas de nouer ensemble, et parce que lui manque, à lui aussi, la consistance d’un sujet. On a parfois presque l’impression de résurgences beckettiennes, quand parle seul un être proprement innommable, pour tenter de se donner une prise sur les images qui défilent, dont on ne sait si elles sont réelles ou le fruit de son imagination :
Les nuages frôlent les objets qui sont éloignés de moi et ce n’est qu’à l’endroit où je suis qu’ils se rehaussent pour ne pas m’étouffer. Depuis plusieurs jours, je me parle à voix haute. Je fais les questions et les réponses… (p. 11)
Les images s’entêtent, reviennent régulièrement, sans pour autant livrer le sens de leur insistance – et surtout, elles s’installent sans prévenir, elles entrent sans frapper :
J’ai croisé, d’abord sans les voir, les images envahissantes et fugitives autour desquelles je tourne aujourd’hui. J’ai cru que celles qui resteraient viendraient me frapper avant de s’installer pour de bon. Que c’était le genre d’attention qu’on pouvait attendre d’une image : prévenir de son arrivée quand il s’agit de rester bien au-delà des convenances. De ce qui s’amplifie après coup, dans ma vie est comme un paysage en relief repris sur mon plan, comme un papier froissé dont les plis font disparaître ce qui se trouve sous la surface. (p. 86)
Comment construire par l’écriture ce plan flottant et incertain que dessinent les images dans leurs retours aléatoires et capricieux ? Il me semble que l’on peut, dans MP, identifier un certain nombre de stratégies.
Il s’agit d’abord d’estomper les contours, pour barrer toute possibilité d’ancrer le texte dans un contexte. On emploiera les pronoms personnels sans avoir indiqué à qui – ou quoi – ils se réfèrent : ainsi de « elle », ou « vous », renvoyant aux araignées – mais il n’est possible de le comprendre que rétrospectivement (et de manière bien incertaine parfois) en glanant des indices dans des paragraphes ultérieurs. Il y a aussi les articles définis : « le », « la », renvoyant à des objets déjà individualisés dans un plan de référence, précisément, qui manque. Ne reste alors que la variabilité intrinsèque, sans qu’on puisse savoir quel en est, pour ainsi dire, le domaine de définition.
Cela contribue à construire ce que j’appellerais des phrases-fonctions : la phrase contient la forme d’une mise en relations d’éléments qui ne sont pas donnés (ou donnés de manière vague et floue). Ce flottement généralisé des événements et des qualités atteint, par contagion, celui qui doit les vivre – ou qui se constitue à travers eux (j’y reviendrai) :
Je cherche la place où ce qui doit m’arriver est substituable aux autres places, creuse vers celle que l’on trouve quand on met l’endroit que l’on cherche au moment où ce qui arrive peut être déplacé. (p. 49)
Ou encore :
De manière générale, je ne cours pas au-devant de là où je pense que ce qui doit m’arriver arrivera, mais je substitue à la course l’idée que je suis à la place qu’il faut. (p. 40)
Parfois, c’est un plan tiré d’un film qui se retrouve transposé sur celui du poème, en le juxtaposant avec d’autres considérations – mais la référence filmique est comme estompée et, lorsqu’elle est élucidée, elle ne permet pas de déterminer avec certitude le sens qui fait passer d’un plan à l’autre ; on cherche, encore, celui sur lequel projeter les deux éléments pour leur donner leurs coordonnées. Ainsi de cette image extrêmement forte de la petite fille vêtue de pieds d’ours, dans Braguino, de Clément Cogitore, qui se retrouve projetée dans les plis d’une réflexion sur la question sur l’identité – mieux : la forme – du locuteur :
L’apparence de la personne que je crois être est comme la miniature très étirée de celle que je ne connais pas encore. Elle rôde autour de moi comme une espèce d’infusoire ou de somnambule qu’il vaut mieux laisser dormir, ça, tout le monde le sait. Au loin, une petite fille enfile des pieds d’ours, de véritables pieds d’ours. Elle joue au bord de la rivière avec ses petites sœurs comme si de rien n’était. Elle court et les pieds de l’ours que son père a tué son ses sandales. (p. 32)
Le film de Cogitore raconte le conflit entre deux familles qui vivent sur le bord d’une rivière au fin fond de la taïga sibérienne ; sur la petite île entre les deux clans, les enfants jouent. Le film baigne dans la lumière onirique du conte (les plans de nuit, de brouillard sont superbes), comme si y jouaient des forces archaïques, comme si l’enfance était non un âge de la vie, une étape dans l’existence, mais un mode spécifique de relation au réel. Et de fait, le texte de Guesdon rassemble des souvenirs d’enfance, et replonge dans l’état de flottement de la réalité que l’on peut expérimenter particulièrement à ces âges précoces, on le sujet individuel cherche encore sa forme, la forme qu’il prendra en se coulant dans celle que prendra sa vie (ou l’illusion qu’il en trouvera une, et définitive). Doit-on voir, par exemple, une description de la condition du nourrisson dans ces lignes de la page 25, lui qui ne contrôle pas encore sa bouche et ne peut en faire l’organe destiné à produire des phrases, ces phrases dont on pourra espérer qu’elles mettront un semblant d’ordre dans le monde, en le disant ?
On vous pose quelque part (vous n’avez rien demandé). C’est quand même forcément quelque chose d’un peu inquiétant puisqu’au tout début, vous êtes légèrement balbutiant. Les indices sont limités. On vous lance là. Et chaque fois que vous ouvrez la bouche, c’est par inadvertance ou pour manger.
Quoi qu’il en soit de cette interprétation, les images de l’enfance reviennent dans le livre de manière apparemment aléatoire, et si l’on suppose une logique qui préside à leurs retours, elle reste indécelable – peut-être parce que méthodiquement déconstruite. C’est un peu comme si l’on avait les plans d’un film dont le montage aurait été défait (comme on dit d’un ennemi), libérant la capacité des images de se rappeler les unes les autres suivant des logiques obscures : « les motifs répétés changent d’ordre » (p. 90), et le livre, le paragraphe, la phrase même, les montent à chaque fois différemment. La narration, sur le modèle « cinématographique », qui présuppose la succession de plans clairement définis, est ici remplacée par un jeu d’images et de plans libérés qui construisent une quasi-narration, un presque récit indécis, sur la frontière entre le film expérimental et la comédie dramatique. Un peu comme si l’on avait pris les bobines super 8 de l’enfance, une paire de ciseaux, et que l’on avait décidé de laisser les images, décontextualisées, estompées, tisser leurs propres fils.
On est donc à la recherche d’une forme, dans l’incertitude des images récurrentes et obsédantes, dans l’entêtement des phrases sur lesquelles, au fond, on n’a que peu de contrôle. Une de ces images, précisément, est liée l’incertitude d’être soi :
Mon plan se brise, je l’entends et, comme tout n’est jamais vécu ici que selon le mode particulier de ce qui l’assimile, si tu dis : mais que cherche-t-il ainsi ? Je te réponds : il cherche le repos. Il est assis en face de moi, il boit ma tisane, me regarde, me palpe et me demande : voyons, est-ce bien toi ? es-tu bien vivant ? Il me palpe à nouveau et répond : quand bien même ce serait toi, je peux toujours faire semblant qu’il s’agit d’un autre qui te ressemblerait comme deux gouttes d’eau (si deux gouttes d’eau se ressemblent) et qui aurait pris ta place. Il me fixe depuis un certain temps, la bouche grande ouverte comme pour gober les mouches. (p. 39)
Bouche ouverte encore comme ce « vous » mentionné plus haut : comme un nourrisson, un être hébété d’être là, posé par hasard dans l’existence. Qui parle donc ici ? Qui écoute ? Qui regarde qui ? Y a-t-il même deux « personnages » ? Qui est ce « il » qui cherche le repos ? Est-ce « le plan » lui-même ? Comment comprendre cette personnification, qui tire le texte vers l’allégorie, d’une idée abstraite ? Il semble aussi que ce soit le plan qui puisse décider de changer l’identité du narrateur, de lui substituer celle d’un autre personnage, indifféremment. Ou bien ce plan n’est-il que le reflet du narrateur, une sorte de double dans le miroir duquel il tente de s’observer et de se saisir ? Plus tôt en effet, c’est le narrateur lui-même qui accomplit les mêmes gestes, prononce les mêmes phrases :
Je reprends toujours les mêmes gestes. Je suis assis en face de moi, je bois ma tisane, me regarde, me palpe et me demande : voyons, suis-je bien vivant ? Je me palpe à nouveau et réponds : oui, mais les deux sens de ce qui se passe ici et dans ma vie ne se croisent pas. (p. 19)
Le plan est en effet aussi bien la surface sur laquelle se déposent les événements qui vont constituer le narrateur, bien plus que celui où celui-ci inscrirait les traces de son existence. Plus encore ; le plan est la constitution même des événements, non le lieu de leur simple sédimentation – à tel point que lorsque le plan se brise, il emporte dans chacun de ses fragments la totalité de ce qui le constitue :
On pourrait être tenté de dire qu’à tous les moments de son évolution, mon plan accepte d’être divisé sans perdre l’essentiel de ce qui le constitue et qu’il supporte cette division quelle que soit la finesse des grains qu’elle produit. Les grains sont parfois si fins qu’ils glissent entre mes doigts et deviennent des fragments volatiles qui me font éternuer. (p. 14)
Notons au passage l’humour qui semble parfois affleurer dans le texte : la majorité de la section IV, par exemple, qui met en scène une « paranoïa » poussant à un processus infini d’interprétation des phrases entendues, à un jeu de la violence envers soi et les autres, participe de ce mouvement. Ainsi par exemple ce passage, où le narrateur prévient qu’il enregistre, comme le fait la SNCF lorsqu’on appelle pour acheter ou échanger un billet (« tant ma bonne nature est de notoriété publique »), la conversation téléphonique. Mais l’humour est le revers d’une violence fondamentale : c’est d’elle que naissent les interlocuteurs, ces autres qui eux aussi, font des phrases : « Je demande les noms […] dans l’espoir qu’ils voient en moi la violence dont ils sont issus et qu’ils pensent créer » (p. 62). Il me semble qu’on peut voir aussi dans cet humour le caractère désespéré des tentatives de clôturer une forme, de contrôler tout ce qui se passe et se dit, de se reprendre et reprendre le monde, dans une volonté démesurée, une hubris de contrôle absolu qui serait l’exacerbation de cet effort pour se donner une forme :
Lorsque par malchance on n’est pas naturellement paranoïaque, on se rend compte qu’on devrait naturellement l’être. C’est pourquoi c’est d’abord envers moi que je tourne maintenant ma propre méfiance. Je vais contre ma nature, je me persécute avec une cruauté qui déborde ma bonne nature, pour qu’elle me persécute en retour et qu’ainsi le larsen, saturant l’écoute et l’amour-propre, libère les autres de la corvée de dire quoi que ce soit. (p. 63)
Il y a ces passages où les images fonctionnent comme des allégories, comme des illustrations d’une pensée conceptuelle qui endosse le vêtement de l’image, et où l’image commence à se prendre au sérieux, amenant l’écriture à des conclusions théoriques imprévues – mais indécidables, comme on l’a vu plus haut (qui est ce « plan » qui parle au narrateur ?), comme aussi quand « la fragmentation de mes idées » semble ne pas pouvoir être un jour « en miroir du balancement qui rythme ma vie » :
Vous lancez une pièce en la faisant tourner sur elle-même. Vous savez bien qu’elle a deux faces et que les deux faces existent même après que la pèce est retombée sur l’une ou l’autre. Mais, le temps du lancer, la pièce se vit, dans la rotation, comme une sphère qui n’a ni pile ni face, rien qu’une surface régulière grâce à laquelle elle croit pourvoir rouler. Et quand elle retombe, c’est encore sur l’une de ses faces à l’exclusion de l’autre. Si bien que l’alternance qui associe les deux côtés ne se présente que sur le mode du mélange qui confond d’abord et de l’alternative qui sépare ensuite. Même si vous pouvez bien sûr espérer que la pièce tombe, un jour ou l’autre, sur sa tranche et qu’elle roule. (p. 17)
On voudrait être une sphère, ne plus vivre cette discontinuité des idées que se succèdent dans l’esprit, et fragmentent la vie. On ne la trouve, ou croit la trouver, cette sphéricité unifiante, que dans le sommeil : dormir en boule (cf. p. 72). Le lit aplanit quand on est bordé trop serré ; mais en tombant, roulé en boule, dans l’épaisseur infime du plan lui-même dessiné par le lit, on peut croire atteindre « la forme stabilisée de l’absorption universelle » (p. 73), au-delà de la fragmentation, au-delà des phrases sans doute.
Il n’y a pourtant que des phrases. On avance dans leur pelote qu’elles tressent en s’emmêlant, mais on ne s’en sortira pas. Sinon par le poème ? Est-ce le poème qui pourra construire le plan sur lequel se projeter, et donner enfin forme, en même temps qu’aux souvenirs et aux images obsédantes, au sujet individuel lui-même, se poser en narrateur en même temps qu’en personnage de son propre récit ? Mais le poème aussi est fait de phrases, et elles nous mènent où elles veulent, comme le chien au bout de la laisse – et où cela nous mènera-t-il ?
D’un coup, les phrases que j’entends me promènent comme on promène un chien, deux trois fois par jour, quelques pas jusqu’à l’angle du parc. Et le chien renifle tel poteau, telle tache au sol. Il fait le tour du poteau qui l’attire à proportion que la laisse s’y enroule. Parfois les phrases libèrent le chien, tant elles n’ont plus besoin de laisse pour le tenir. En gros, la rue est chaque jour la même avec ses épaisseurs qu’on devine par bribes, au long des transports et des circulations du chien. Les durées varient, les motifs répétés changent d’ordre. Et le chien fait demi-tour, puis renifle une poubelle ou, mieux, le cul d’un autre chien. (p. 90)
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