Jean-Jacques Viton, poésie

Un hommage à Jean-Jacques Viton (1933-2021) par Geoffrey Pauly

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On dit d’un vieux disque qu’il crépite comme un feu de bois.
Jean-Jacques Viton, Le Voyage d’été

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Au premier plan se distribue une ville, un damier insondable, Marseille. Il y a la mer, plus loin et qui n’appartient à rien, au second plan avant l’horizon.
D’abord, on ne sait plus très bien où l’on en est. Quelque chose attend, prêt à surgir. C’est rude, c’est cru. Enoncés sur fond de manifestations mal vues et entendues, les cris, les slogans, les appels ne sont pas bien compris, les mots sont perdus, s’envolent, les rumeurs oscillent, elles surgissent, éclatent, diminuent, disparaissent, trop de récits sont oubliés, sont confondus avec d’autres. On dirait que ces détails sont mal synchronisés. Ils accrochent l’attention, s’accrochent au sujet, provoquent un vif désir de tout ce qui est fort : un désir de se mordre les poings, de crier, de se jeter par terre. C’est un élan total.
Il retient sa respiration, au bord du précipice. Il traverse les rumeurs et les récits, s’échauffe en y pensant, voudrait raconter.
Puis les choses s’ajoutent les unes aux autres par des petits sentiers de traverse. Je commence à savoir son alphabet : ces assemblages, ces combinaisons, ces frottements. Le poème se constitue poème. La vie de chacun est martelée par de petits épisodes épiques sans réelle relation entre eux. Découpage et collage exposent un temps mort tenu entre calme et sursaut. C’est dans ces interruptions brutales, dans ces zones découpées, qu’apparaissent comme sur la pellicule d’un film trois petites figues presque mûres ou quelques feuilles vertes, la tarte aux pommes ou la tarte à la rhubarbe. C’est « jaune mangue », « rouge baie », « brun coco » pour raconter comment une petite fille a finalement appris à lire.
C’est une aventure différente, une autre ; un changement de temps, de climat général. Ça circule, piquant, mouvant, on entre dans une vie nouvelle, répétition des timbres doux : « son beau laisser-aller est un chemin d’abeille ». C’est une manière d’écrire, dans l’espace sans cadre, l’établi du jeu qui, en continu, bouge.
Alors on se met à croire. Le triomphe se joue. On peut attendre avec confiance la suite des opérations.

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Les quatre poèmes reproduits ici ont paru dans la nouvelle série d’Action poétique au cours de l’année 1958. Le poème « Les hommes volés » figure dans le premier numéro. Les trois poèmes « Eau complice », « Fausse conduite » et « Toile » dans le double numéro 3-4.

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Les hommes volés

On a volé des hommes dans nos villes.
Femmes, il faut apprendre à crier
La honte des hommes volés…
Apprendre à crier, debout sur les quais,
La douleur de ceux qui partent.
Femmes, on vous a volé des hommes,
On vous a volé vos sourires,
On vous a volé vos forces
Et les chants d’après le travail
Et même ces larmes que vous versez
Gardés pour eux comme un jardin…
On vous a volé leurs bras,
On vous a volé leurs vies
Et l’espoir de vos quartiers…

Et pendant ce temps-là,
Dans une course au soleil,
On préparait des armes
Dans une île très belle…
Une île de chaleur et de danses,
Une île de fruits et de chants,
Une île où maintenant…

Une île où passent des femmes en noir…
Une île où naissent d’étranges fleurs de fer…
Fleurs de fer pour les prisons.
Epines rouillées pour les sourires,
Epines dures des souvenirs…
Fleurs de fer encore
Pour tisser les montagnes
Où des hommes meurent en regardant partir
Tous les hommes volés
Vers une ville rose.

On m’a fait passer aussi
Par la porte de Feu
Et j’ai fermé les yeux
Devant l’éclatement.
J’ai vu crouler les damiers
Des rues, des places, des maisons…
J’ai vu courir sous la peur qui tombait
D’autres hommes volés
A des sables, à des rochers, à des barques…
Je les ai vu mourir
Sans savoir quoi crier.

Puis j’ai marché dedans la ville rose,
Une ville noire maintenant,
Où les arbres brûlaient.
Et j’ai trouvé, sautant parmi les trous,
Des enfants perdus qui cherchaient du pain
Et m’ont regardé venir en agitant les mains.

12-1956 Chypre – Port Saïd

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Eau complice

Ce port est une étoile de sel
aux langues soudées de pierres

une étoile pétrifiée
par le cri des machines
par la marche stridente des chaînes

la transhumance des feux
ne s’arrête pas ici
ce port fait face
au rivage de guerre.

La ville plus loin
sur sa part de soleil
dresse des remparts bleus.

Hangar J4
la chaux n’entame pas tes armures
mais je songe à la bave d’une bête qui meurt

Hangar J4
sous ton poing de ciment
une foule sans yeux
une foule sans bras
enfonce dans le ciel un grand coin de silence

prises au piège
les mouettes dévident leur tresse d’alarme

Hangar J4
un paquebot te salue de profil
un paquebot s’échappe
chargé d’hommes sans voix
le dos tourné à l’Algérie.

Le Pharo 5-58

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Fausse conduite

J’abrite au bord des lèvres
un vertige ciselé

on m’explique que
on me conseille de
on aimerait que je

des rails s’incrustent
au front des jours
qu’il me faut suivre sans heurt

Surtout
ne jamais dévoiler
le pas cruel de ce tambour
qui me surveille de près
à nerf tendu.

Marseille 4-58

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Toile

A Françoise

Précieuse anonyme, mêlée aux autres, confondue parmi elles, la Femme passe…

A regarder au-delà nous l’avons retrouvée. Elle est là, précise, lumineuse tout à coup, unique, saisie dans sa longue marche par une lave multicolore.

Elle est là ; un instant immobile, étendue au bord de la journée – n’importe quelle journée – celle-ci peut-être.

Au creux d’un pur masque de silence, elle repose, fidèle à nos gestes, comme reposent avec Elle mille femmes qui passèrent.

Elle est là ; heure présente, certitude. Ses mains jointes derrière la nuque, elle retrace le geste initial de la confiance.

Son beau laisser-aller est un chemin d’abeille.

Belle au visage de craie qui retient tous nos signes ; sachant être lèvres d’appel, sable de rire ou flaque de rêve.

Son regard qu’à notre aise nous pouvons inventer sait croiser la nôtre et lire les mêmes chants.

Belle aux mille visages, tu glisses en notre espoir sur le même radeau que nous.

Belle sans visage, belle aux mille facettes, tu restes celle qui marche en même temps que nous sur le même rivage.

Marseille, 11-57

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crédit photo © Marc-Antoine Serra

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