par Guillaume Métayer. Lire les autres épisodes
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Retours de Babel
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Oui, je voulais faire de cette dernière livraison une chanson, un « Au revoir, Babel » qui aurait été une sorte de « Revoir Paris », une façon canotière de tirer sa révérence, à la Trenet, ou à la Chevalier : Babel sera toujours Babel… Oui, un music-hall du vieux Belleville pour finir, pour répondre au blues initial (Ady zoom-zoom) et à celui de partir, de s’en aller à pas lents, de quitter la scène, sur la pointe des pieds… Mais me revoilà côté jardin à peine sorti côté cour… Car : peut-on dire « au revoir » à la traduction ? Peut-on chanter Goodbye, stranger… à cette belle infidèle ?
Goodbye stranger it’s been nice
Hope you find your paradise
Après une longue période de jeûne, de lassitude presque, je me disais : plus jamais ça, les poèmes hongrois, allemands, slovènes… Ne plus jamais traduire, ne faire plus rien qu’écrire. Ce luxe de la page blanche, cette mer pâle à l’horizon, ce champ offert, ouvert, à l’infini… Plus encore que la quille, la liberté ! Fini les textes siamois, les gémellités au forceps, finies les gigoteuses deux places, les side-cars où c’est toujours le même qui tombe dans le fossé, les ascenseurs étroits où un gras-double nous tourne le dos, catafalque où il n’y a pas la place pour deux… Fini aussi, le couch surfing de la littérature entre Budapest, Graz et Ljubljana. Écrire, dit-il…
Oui, cette fois, je me mets à mon compte, comme le rêve trivial d’un film de loulous des années 1960 : j’ouvre mon magasin, tout petit mais à moi. Tu verras comme c’est beau, la côte normande. On y sera bien. Et bientôt. Après le dernier casse. Le der des ders, promis, chérie. Mais voilà. Mon mail émet son tintement caractéristique. Un poème à traduire. Pour une soirée littéraire, qui approche dangereusement, à la façon hésitante d’une météorite qui serait aussi un chien. Que dis-je, un mail m’arrive ? Il me revient ! Car j’ai déjà dit Non, non et non. Ah, mais cette fois, c’est demandé si gentiment, par un ami, qui plus est, dans son bel hongrois, de surcroît. Il ne doit pas savoir que c’est décidé, je me range des voitures. Le pauvre. Non. On ne peut pas laisser tomber un copain comme ça, en rase campagne. Non, non et non.
Alors je m’y suis remis, comme de bien entendu. La dernière banque avant Fécamp. Un petit poème de rien du tout, toutes affaires cessantes, comme d’habitude. Sauf qu’il est plus difficile que d’habitude, rempli d’ellipses et de sous-entendus, et voilà l’échange de mails qui commence, les nuances ici, les connotations là. L’amitié, quoi… Et puis cette adhérence à l’écran que j’avais oubliée. Cette intensité de gastéropode. Cette fixation dans le pixel en forme de quête du sens, à tout prix, partout. Mais que vois-je ? C’est un suprême bonheur de traduire ! Comment avais-je pu l’oublier ? Ah, pourquoi une telle adhésion ?
Je crois que j’ai la réponse : traduire est un sport. Non, pas un sport de combat, pas si vite… Ni même un tennis ; mais un squash, avec des rebonds sans fin dans tous les lexiques, des rattrapages acrobatiques, des courses éperdues vers le mur, des arrêts brutaux juste avant… Tout sauf une « réjouissance solitaire » comme disait Camus de la littérature. Traduire, c’est l’écriture à deux, le dialogue socratique des textes, et des langues que de fond en comble, fût-ce sur un petit périmètre, ils émeuvent à chaque fois. Comment se passer de ces séismes-là ? Ces nigauds hiératiques d’écrivains me feraient presque peine, avec leur solitude. Vous ne voulez pas venir jouer avec nous ? Juste quelques balles, quelques passing shots, quelques aces – et aussi des retours gagnants, c’est-à-dire ce moment où ce que le traducteur renvoie dépasse l’original ! Les retours de Babel…
Parlons-en, des retours gagnants… Le traducteur passe volontiers pour un écrivain de second ordre. Et pourquoi donc ? Parce que ce n’est pas lui qui est au service. Il y a déjà un texte écrit, comme s’il n’y avait pas toujours déjà un texte écrit, avant toute écriture, depuis maintenant longtemps, longtemps ! Une première balle, la belle affaire… Mon expérience, à moi, c’est justement qu’il est bien plus difficile de traduire que d’écrire – c’est d’ailleurs pour cela, parce que « ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est la difficulté qui est le chemin », que je m’y adonne, tiens, non sans quelque surprise et tristesse parfois devant le peu de reconnaissance qui s’attache à cette « tâche ». Bien sûr, être libre, rien de plus difficile, nous le savons au moins depuis Sartre. Mais enfin, les écrivains n’inventeraient pas toutes ces justifications parfois prétentieuses de leurs « démarches » s’ils ne sentaient à quel point leur liberté est proche de l’arbitraire… Alors que les traducteurs, eux, dansent vraiment dans un nombre de chaînes incalculables, et ils promènent tout du long un miroir où n’importe qui peut, constamment et à toutes les époques, jeter un coup d’œil pour leur demander des comptes, avec l’insolence et la voix flûtée d’un chien de Devos (« on ne pourrait pas changer de programme ? »)… Ah, c’est bien plus difficile, croyez-moi, que de vaticiner librement… Et puis, il faut savoir au moins deux langues. Et en général une troisième, qui sert de point de comparaison ou de passage, n’est pas de trop. Et ce flemmard d’écrivain qui se contente de sa langue maternelle… C’est vrai que Môssieur est un génie, lui, il n’a pas besoin d’étudier ! Et puis quelle rigueur il nous faut… Une rigueur qui n’est pas toute en nous, mûrie par l’inconscient, l’observation, le Moi, mais toute en l’autre, une attention folle à ses inflexions, ses moindres vibrations, ses minimes sursauts. C’est pourquoi, bien plus souvent qu’on ne le dit, le traducteur fait mieux que l’original, ne serait-ce que parce qu’il doit, par sa traduction même, légitimer son choix : impossible qu’il ait traduit quelque chose d’aussi plat. Ou bien parer d’avance les coups de ceux qui, par principe, mettent le bon sur le compte de l’auteur et le mauvais sur celui du traducteur, comme on enlève le gras. Ou encore simplement parce que voilà : ce roturier de traducteur est plus inspiré, ce jour-là, que monseigneur l’auteur. D’autant plus inspiré peut-être qu’il n’est pas l’auteur, mais le coadjuteur, qui perd bientôt son « d » et son « j » et devient aussi hadj que l’auteur, en tout cas qu’un coauteur. C’est pourquoi l’idée qu’avance Borges d’un « Cimetière marin » meilleur en espagnol qu’en français ne me surprend pas (il y a une autre raison pour laquelle cela ne me surprend guère, mais je ne veux choquer personne) :
le vers original d’Ibarra : « la pérdida en rumor de la ribera » est inaccessible, et […] son imitation par Valéry : « le changement des rives en rumeur » n’en rend qu’imparfaitement l’effet.
Borges a raison : « changement » est un faux-sens, moins fort que « perte » (« pérdida »). Valéry l’a visiblement employé pour le décompte des « pieds ». Ce décasyllabe peu familier au français contemporain a dû bien l’embarrasser, au risque d’amenuiser le pathétique du texte original espagnol. Et puis il n’a pas vu l’importance des allitérations en « r » (« la pérdida en rumor de la ribera ») qui miment le murmure des vagues sur le bord, ni la douceur des rimes intérieures en « a » (« la pérdida en rumor de la ribera ») qui peignent si bien la rime de la plage et de la mer. Surtout, Valéry n’a pas pu respecter l’antéposition si expressive, qui épouse si bien l’ondulation de la vague qui s’affale, ainsi que l’évaporation du son dans les embruns, comme une pulvérisation des rives…
Parfois c’est la version française qui est meilleure, ou largement aussi bien, que l’originale étrangère. Par exemple, puisque l’on parlait de music-hall, la fameuse chanson que je trouve magique, magnifique et unique en français avec cet exploit de coller au rythme, aux rimes et surtout aux mimiques de ce bon vieux squelette de Skellington, la découverte par Mister Jack du pays qui va inspirer son « incroyable Noël » :
Que vois-je ? Que vois-je ?
Du rouge, du bleu, du vert ?…
Que vois-je ?
Des flocons blancs dans l’air ?…
Que vois-je ?
Je suis sûrement malade
réveille-toi Jack, ce n’est qu’un rêve, une chimère !…
Impossible de savoir sur Wikipédia qui est l’auteur de ce petit chef-d’œuvre. Vous pensez bien que l’on ne va pas vous y donner si facilement le nom d’un agent aussi infime que le traducteur d’un film… On mentionne les doubleurs (et c’est très bien), les dates d’exploitation en salle, plein d’autres choses encore mais point l’identité de celui ou de celle qui a traduit non seulement les dialogues mais surtout toutes ces chansons… Par chance, j’ai décoré Tim Burton il y a quelques années. Enfin « j’ai décoré », le ministre a décoré, c’est une sorte d’humble factitif, je me suis contenté de lui souffler ses mots. Et j’avais acheté alors tous les films de Burton, je retrouve le DVD de Jack, encore sous emballage… Rien sur la couverture, évidemment, un traducteur, pensez donc… Mais je cours à la fin du film, là où je me souviens qu’apparaissent souvent quelques noms inutiles en hideuses surimpressions, « version française de »… Et je tombe, en effet, sur le nom de ce modeste passeur. C’est un certain Philippe Videcoq. Par chance aussi, Internet a ses réseaux que la raison ne connaît pas : de fil en aiguille, dans cette meule de foin, je tombe sur le poète de notre épouvantail. Et voici ce qu’il écrit sur le site Objectif cinéma :
J’ai eu la chance d’adapter et de diriger la version française de L’Étrange Noël de M. Jack. C’était la première fois que j’adaptais seul des chansons (il y en a une douzaine) avec une telle exigence de synchronisme (les mouvements de bouche des marionnettes étaient extrêmement précis). J’ai mis près de trois semaines à terminer les chansons, et une semaine environ pour la partie dialogues. J’ai dirigé la partie dialoguée du film, et Georges Costa, qui a dirigé la partie musicale, m’a également confié le rôle (assez court) du « clown qui perd la tête ». Je suis très fier d’avoir participé à ce film, devenu culte depuis. Enfin, j’ai eu la chance, l’an dernier, de rencontrer Tim Burton, avec qui j’ai échangé quelques mots sur ce doublage qu’il m’a dit avoir apprécié [1].
De fait, sur la fiche Wikipédia, Philippe Videcoq est bien mentionné comme « clown qui perd la tête » (serait-ce une nouvelle définition de « traducteur » ?), un rôle pour lequel son nom reste toutefois en rouge, comme tous ces pauvres noms sur lesquels on ne peut pas cliquer, indignes peut-être de ressusciter dans l’arrière-monde d’une nouvelle page, noms qui ne bondissent plus de leurs cercueils pour nous hanter et noms impropres à l’hypertexte, un comble pour la voix française et poétique du vieux Jack !
On trouve pourtant, relique d’un saint peu chômé, sur le musée en ligne de la SACEM une photographie de son « Attestation de sous-titrage du film L’Étrange Noël de M. Jack » :
https://musee.sacem.fr/index.php/Detail/entities/4047
Douze chansons ! Et toutes merveilleuses : à quand un recueil ? Après tout, n’est-ce pas un poème de Tim Burton qui est à l’origine du film ? Toutes ces adaptations sont très réussies. Et pas seulement réussi parce que Videcoq a traduit « What’s this » par « Que vois-je ? », ce qui lui offre de belles assonances en « -age » (« merveilleux voyage », etc.) et qui lui permet d’éviter le fameux : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » qu’un French bashing banal se plaît à moquer sur les réseaux sociaux, comme si Magdalen qui se dit Môdlen, Wednesday Ouensdait (et non Ouednessdait, si, si, ha, ha) et Leicester (Laid, c’t’heure) avaient quelques leçons que ce soient à donner… Mais ainsi vont les langues dominantes… Laissons-les à leurs œillères, nous en avons eu d’autres… Oui, toutes ces chansons sont réussies : la première notamment, celle de l’introduction au pays d’Halloween…Ou encore celle de Jack en Hamlet au clair de lune méditant sur son propre crâne… je vous renvoie au film.
Pour l’heure, écoutons encore un peu Philippe Videcoq, sur les débuts de sa vocation :
J’ai suivi des études de lettres classiques et d’anglais, me destinant au départ à l’enseignement. Adolescent, alors qu’il n’y avait encore ni DVD ni même VHS, je m’amusais à comparer les versions originales et françaises des dessins animés de Disney sur les 33 tours qui reprenaient les bandes son des films.
Nous y sommes ! Rendons hommage à l’homme de l’ombre et non seulement le parolier des ombres, au traducteur poète caché derrière les films pour enfants, en comparant quelques instants, à notre tour, sa version avec l’originale et, tant que nous y sommes, avec la traduction hongroise que j’ai récupérée de mes blanches mains (c’est le cas de le dire dans cette neige) à partir des sous-titres de mon vieux DVD…
What’s this?
There’s color everywhere
What’s this?
There’s white things in the air
What’s this?
I can’t believe my eyes
I must be dreaming
Wake up, Jack, this isn’t fair
What’s this?
« Du rouge, du bleu, du vert ? » pour « There’s color everywhere » n’est-ce pas génial, quand on a, de surcroît, l’image sous les yeux, avec les guirlandes de Noël ? Et l’idée de faire rimer le texte original et le texte français est merveilleuse aussi, comme un secret de fabrication, une doublure précieuse pour quelques fous comme nous…
« Des flocons blancs dans l’air ?… » pour « There’s white things in the air » (là, c’est carrément le même mot qui rime) est très bien aussi, même si l’on peut regretter le terme « flocons » très euphonique (surtout avec « blancs ») mais qui ne rend pas l’étonnement du squelette devant la neige qu’il semble avoir oubliée depuis le temps lointain où il était vivant. En revanche ; « ce n’est qu’un rêve, une chimère » est beaucoup mieux que « this isn’t fair », assez faiblard. Tout est ainsi, au moins aussi bon que l’original et parfaitement adapté aux formes que prend la gueule du mort-vivant hébété. Ainsi « dreamland », le pays des rêves, va devenir « maman » car Jack mime une berceuse en apposant ses mains sous son crâne terrifiant et les deux mots se ressemblent, au moins entre ses dents.
Et la version hongroise promise ? La voici :
Ez meg mi ? Mi ez a sokszínűség
Mi ezek a fehér izék?
Ez mi ?
Szemem becsap, biztos álmodom
Ébredj Jack ! Talán félrevezetnek
Ez mi ? Valami elromolhatott!
Ez mi ? Mik ezek a dalok ?
Elle a gardé l’idée d’un grand nombre de couleurs grâce au mot composé « sokszínűség », littéralement la « multi-color-ité », même si cela peut aussi vouloir dire la « diversité ». Et elle a conservé aussi l’idée des « things » : « C’est quoi, ces trucs blancs, là ? » (« Mi ezek a fehér izék »).
On le voit, les assonances sur deux syllabes (elromolhatott / dalok) sont belles. Littéralement :
C’est quoi ? Quelque chose a dû m’abuser !
C’est quoi ? Que sont donc ces chansons ?
Et en plus, les rimes sont poétiquement correctes car nous sommes dans le domaine de l’enfance où ces puérilités du retour des sons sont autorisées. Sans oublier le fait que le hongrois se paie le luxe d’un joli chiasme. On passe facilement de « c’est quoi ? » à « qu’est-ce ? », de « Ez mi » à « Mi ez », qui rappelle, dans un tout autre contexte, le poignant récit de Mireille Gansel sur l’enfant caché, qui voit des étoiles pour la première fois et s’écrie « mi az » [2].
***
Ainsi donc, parfois, le traducteur sort de son pays hanté et rencontre la ville de Noël, celle des écrivains. Et c’est alors qu’ils se sent libéré, délivré… Maintenant, vous comprenez à quoi vous avez échappé, pour ce dernier feuilleton. Alors Good bye, strangers.
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[1] https://www.objectif-cinema.com/spip.php?article4433
[2] Mireille Gansel, Une petite fenêtre d’or, Paris, La Coopérative, 2016, p. 79.