Esthétique du mal (3/5)

par Wallace Stevens. Traduit de l’anglais (USA) par Alexandre Prieux
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VII

Si rouge est la rose qui du soldat est la blessure,
Les blessures de nombreux soldats, les blessures de
Tous les soldats qui sont tombés, rouge dans le sang,
Le soldat du temps agrandi immortel.

Une montagne où nulle paix n’est possible,
Sauf si l’indifférence à la profonde mort
Est une paix, s’élève dans l’ombre, une colline d’ombres,
Où le soldat du temps trouve repos immortel.

Des cercles d’ombres concentriques, inertes
Par eux-mêmes, quoique bougeant dans le vent,
Forment des rondes mystiques dans le songe
Du soldat rouge du temps étendu immortel.

Les ombres de ses camarades l’entourent
Dans la nuit haute, l’été souffle pour eux
Sa fragrance, somnolence lourde, et pour lui,
Pour le soldat du temps, il souffle un songe d’été,

Où sa blessure est bonne parce qu’elle était la vie.
Rien en lui n’eût part jamais à la mort.
La main d’une femme passe sur son front
Et le soldat du temps gît calme sous cette caresse.

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VIII

La mort de Satan fut une tragédie
Pour l’imagination. Une formidable
Négation l’anéantit dans ses quartiers
Et, avec lui, bien des phénomènes bleus.
Ce n’était pas la fin qu’il prévoyait. Il savait
Que sa vengeance engendrait des vengeances
Filiales. Et la négation était excentrique.
Elle n’avait rien de la nuée d’orage julienne :
L’éclair et le tonnerre assassins… Il fut renié.
Fantômes, qu’avez-vous quitté ? Quel souterrain ?
Quel lieu où être ne suffit pas
Pour être ? Vous allez, pauvres fantômes, sans un lieu,
Tel le métal d’argent dans la gaine de la vue
Lorsque se ferme l’œil… Comme il est froid le vide
Quand les fantômes s’en sont allés et que le réaliste ému
Découvre la réalité. Le non mortel
A sa vacuité propre et ses tragiques expirations.
La tragédie, pourtant, a commencé peut-être,
A nouveau, dans un commencement neuf de l’imagination,
Dans le oui du réaliste prononcé car il lui faut
Dire oui, prononcé car sous chaque non
Gît une passion du oui qui n’est jamais éteinte.

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IX

Panique sur la face de la lune – effendi rond
Ou le songe phosphoré de sa marche lointaine,
Le plat de majolique plein du fruit phosphoré
Qu’il envoya au loin, hors la bonté de son cœur,
Pour celui qui viendrait – panique, car
La lune a cessé d’être ceci ou cela
Et rien ne reste sauf une laideur comique
Ou un néant lustré. Effendi, celui-là
Qui perdit la folie de la lune devient
Le prince des proverbes de la pure pauvreté.
Perdre la sensibilité, voir ce qu’on voit,
Comme si la vue n’eût pas son propre fonds miraculeux,
N’entendre que ce qu’on entend, un sens unique et seul,
Comme si le paradis du sens avait cessé
D’être le paradis, c’est cela être sans ressources.
C’est le ciel dépouillé de ses fontaines.
Ici dans l’ouest indifférent les grillons chantent
A travers nos crises indifférentes. Pourtant nous réclamons
Un autre chant, une incantation, comme pour une
Autre et tardive genèse, une musique
Qui lance contre l’émerillon les formes
De son possible halcyon… Une immense eau bruyante
Dans la nuit monte et noie les grillons sonores.
C’est une déclaration, une extase primitive,
Les faveurs sonores du vrai exhibées.

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À suivre…

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