Par Christian Désagulier. Lire le premier épisode.
.
.
10.
Le bonheur est éphémère, sa mèji, mon vœu le plus cher, un repos repu de terre. Ils disent que nous sommes encore des enfants mais nos statues ne sont pas des idoles cruciformes ou innommables autrement que par des consonnes.
Nos langues sont pleines de voyelles multicolores et nos sculptures sont des feitiço disent-ils, des Jou-Jou pour de vrai.
Après que vous nous ayez mis en rang, nous sommes entrés dans l’histoire par la grande porte de la déportation. Mélanésiens circoncis comme excisées nous avons fait l’expérience historiale en venant à vous.
Nous ne nous évanouissions que dans la nature, quand vous nous avez fait prendre furtivement puis perdre conscience de notre multiplicité pour que de ce cauchemar de perte, nous revenions à nous dans l’unique.
Celui qui m’infantile, spolie mon héritage, ne possédant rien que mon corps pourrissable, quel bien veut-il mettre sous tutelle sinon mes pensées de renaissance ?
Dans la forêt sacrée, j’ai posé à l’enfant du ciel la question du temps qu’il faudra et le laurier quatre épices n’a pas su quoi me répondre ni comment s’orienter dans une forêt où règne un tel brouhaha de dieux ?
.
.
11.
L’aroya n’est pas difficile, ka mèji je vois avec les oreilles, j’écoute avec les yeux de l’arofo.
Dans mon village aux alignements de petites maisons à toit de chaume, je n’ai plus d’amis. Mes amis forment désormais les éléments d’une chaîne indiscutable de cause à effet.
Jusqu’à hier nous dansions des quatre membres, coqs à crête de flammes criions à tue-tête, jetions des poignées de poussières aux effets sans causes.
Pas de contrepartie autre que la dépense, ni transaction de cauris pour conclure.
Aujourd’hui, mes compagnons ne dansent plus en oubli mais en rappel dans la descente.
Dangbé à force de ring inoffensif, des poings qui ne quittent pas les yeux.
À cette fabrication de chaînes, tous les chaudronnier d’Aïssi sont réquisitionnés, les poings protègent des coups d’arcs frénétiques.
Des oranges que l’on vend au bord des fossés, je ne connaitrai plus les spirales d’épluchures ni l’acide du jus aux gencives guramaylé.
Quand on descend en rappel cela signifie que l’on remonte jusqu’à soi.
.
.
12.
À mal au ventre qui pense tordu tlukon mèji, discrètement avorte et tue.
Ma femme porte-t-elle des jumeaux ?.
Ses mains tiennent son ventre, elle me fait les yeux ronds.
Quand le ressort d’acier trempé de son corps comprimé crie d’incrédulité, je montre les dents.
L’un d’eux sera mon portrait tout craché, l’autre je le porterai dans ma bouche tout le temps, je garderai précieux sur moi son crachat.
Si ce n’est pas toi, ce sera donc moi le dissemblable.
Enfant du ciel en pagne blanc au bois sacré, lui le ficus me conduit là où tu étais, es et sera : ad patres.
.
.
13.
Je me suis tu tula mèji, j’ai serré yeux et poings quand on m’a ferré.
Le monde ne contient que deux états séparés par la frontière de la peau – une voile tendue aux mâts d’os que gonfle le vent du sang.
Tant bien que mal sur le pont, le cœur tue le temps au tam-tam.
Je pars pour longtemps, le rythme caché dans mon mal.
Attention à ce que le vodoun à tignasse et pagne de raphia ne vous passe malgré vous au noir de fumée d’eucalyptus.
.
.
14.
Où est passé le gouverneur de la terre, lètè mèji ne lui ai-je pas obéi, coupé son poids de têtes à volonté.
Je parlais une langue à clics et à tons. Clîc clïc clíc, je donnai forme de mots à mes stupéfactions, remâchant ignams et orties, les mots qui sont moitiés signes et choses à demi.
Affamé de savoir, j’ai observé, copié et tenté, entrepris le travail obscur de la négativité.
C’est à celui qui fera prier le plus fort, qui emportera le morceau de certitude en lui, laissant la croyance aux impies, la certitude à ceux qui doutent pour être dans le vrai.
Aussi ai-je satisfait ma soif aux lèvres acides d’urée des clairières, ahanant entre les jambes écartelées des arbres.
Ma faim je l’ai coupée à la purée des pénis gourds et circoncis au champ d’argile : une tonne à soulever à chaque coup d’houe.
Quand on a soif, tout ce qui brille est lac, une goutte de pluie, un rond monde qui roule sur une feuille de bananier.
Ce faisant j’ai accéléré ma faim et ma soif en me désaltérant d’eau de mer interstitielle : jamais navire n’est étanche et la noix de coco se fêle en tombant.
Ainsi, ai-je appris ce que signifie souffrir, j’ai accru mes connaissances : je sais désormais que la souffrance est expérimentation en pure perte.
Miam miam.
.
.
15.
L’attente aura une fin, je connaîtrai la sentence cè mèji, quand je l’aurai accompli.
Cet homme qui nous dessine au crayon à mine avant d’embarquer, avant d’être destinalement harponnés, qui nous dessine à l’ombre des gommiers qui surplombent la plage, cet homme dont la peau est blanche comme la chair du fruit du baobab et cet autre dont la peau est foncée comme la mienne qui joue du fouet et du bâton, ces deux hommes ont l’un et l’autre le plat de la main de la même et rose couleur.
J‘ai pensé pendant tout le temps que dura l’indessinable et l’imprononçable : il n’existe aucune archive de Cela.
Je suis parvenu à déglutir ma langue, mais pas assez – je continue à penser.
En chemin, j’ai mangé de la terre, j’ai avalé du sable sur la plage, mais pas assez – je continue à boire et à manger.
.
.
16.
Je ne suis pas fragile, douleur me joie, couleur mes jours fu mèji. Aujourd’hui le roi du jour et le roi de la nuit se croisent au village sans se couper la tête, devisent jusqu’au crépuscule.
Les vrais poètes ne sont pas tant des voyants que des entendants : ainsi souffle l’esprit dans le sifflet des choses bien nommées.
Hommes à l’attache de leurs pieds, à l’ombre de géantes naines, asservis. Blancs souverains du midi que les crépuscules déchoient, réduisent ou allongent, décapitent ou écartèlent.
Un noir au teint clair est baptisé homme rouge, guintan en samo, kyébjé en bambara, ra ziengha en moré.
Les couleurs de l’innocence et de la culpabilité vont du silex au quartz en passant par l’opale, choses que la géode garde secrètes.
Le polissage obstiné des planètes autour du soleil les transforme en perles irréprochables, vides de vie sur elles.
À force de vivre dans l’obscurité les yeux s’habituent au noir : on ne voit plus que des yeux qui tournent dans l’espace insonore, innommable, tournent des yeux, de révulsantes planètes.
On ne m’échangera plus contre des colliers de pacotille.
Il y a parfois de l’eau là-bas : qu’elle demeure imbuvable.
Toutes illusions lyriques poncées jusqu’à lymphe et souviens-toi de Behanzin.
Au nom d’Oduduwa, je suis pour la restitution universelle. Ici, c’est suffisamment assez.
.
.
Voilà une suite superbe, impeccable fond et forme. Bravo Christian ! Amical JiM
J’aimeJ’aime