Par Jean-Claude Pinson. Tous les épisodes
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PASTORAL
(DE LA POÉSIE COMME ÉCOLOGIE PREMIÈRE)
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Brouillon général (5)
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25.
« Phusis et poiésis, la nature qui crée et la langue qui crée, ces deux figures de la sagesse antique ne forment pas, écrit Antonio Prete (dans un essai intitulé Prosodie de la nature), un hendiadyn [une dualité, un « un-en-deux »] mais un seul et même cercle. » Et le critique italien d’ajouter qu’« il existe une contiguïté, ou même une réciprocité, entre les pulsations de la nature vivante et le rythme des vers ».
Aux § 5-6, j’ai avancé une thèse assez voisine, postulant la réalité d’un continuum entre la Nature (la phusis) et le logos du poème. S’agit-il là d’une thèse métaphysique abusive, relevant de ce que Jean-Marie Schaeffer a pu naguère appeler une « théorie spéculative de l’art » ? Ne faut-il pas plutôt lui opposer une position sceptique (une antithèse) préférant s’en tenir, pour ce qui est du langage, à la seule réalité humaine et considérer, avec Wittgenstein, que pour le reste on n’en peut rien dire de solide et qu’il vaut mieux par conséquent se taire ?
La thèse, c’est son grand mérite, conduit à penser la poésie fondamentalement comme écologie (éco-logie), comme parole qui éclot en écho à la Nature plutôt que parole simplement humaine. Elle conduit à justifier la dimension foncièrement « pastorale » de son chant. C’est dans le poème, tout particulièrement, avons-nous dit, que le sentiment d’appartenance au grand mouvement de la Vie, à ce que Renaud Barbaras nomme son « archi-mouvement » (celui aussi bien de l’Être comme phusis) vient à se dire. C’est dans son logos propre, en tant qu’il est « pastoral », que se fait entendre, à titre au moins d’écho, cette dimension « musaïque » essentielle, selon Agamben, au langage, et dont le poème, spécifiquement, singulièrement, travaille à l’inoubli.
Adopter cette thèse, c’est accorder à la parole poétique une position privilégiée, lui conférer une consanguinité principielle avec cet archi-mouvement de la phusis dont elle serait l’expression. En « royale » syntonie avec la Nature, elle peut alors à bon droit être qualifiée d’« écologie première ».
L’antithèse sceptique (je lui ai fait précédemment trop peu de place) insistera au contraire sur la secondarité du poème. Loin de faire fond sur quelque transcendance, il se déploie, dira-t-on, dans l’immanence infiniment diversifiée de jeux de langage toujours eux-mêmes liés à des usages et des contextes anthropologiques infiniment variés et circonstanciés. Sous cet angle, on pourra soutenir, avec Wittgenstein, comme y a insisté naguère Jean-Pierre Cometti, qu’« il n’y a pas de spécificité de la langue poétique, mais des usages particuliers – “poétiques“, si l’on veut – de la langue commune ; des usages “secondaires“, différents des usages les plus familiers ». Ainsi l’antithèse conduit-elle à couper court à l’habituelle emphase qui souvent sacralise le langage poétique au motif d’une prétendue exceptionnalité « surhumaine » qui serait sienne.
Cette polarité entre une langue poétique s’exceptant de l’habituel ordre humain langagier et une langue qui en détourne et caviarde « simplement » les divers usages, on la retrouve, formulée en des termes qui sont certes d’une autre époque, chez Leopardi. Il distingue ainsi, en 1828, expression et imitation. « Le poète, écrit-il dans son Zibaldone, n’imite pas la nature, même s’il est vrai que la nature parle en lui et s’exprime par sa bouche. Je suis homme qui note quand la Nature parle [allusion à une formule de Dante], etc., telle est la vraie définition du poète. Ainsi le poète n’est pas imitateur d’autre chose que de lui-même. Lorsque l’imitation le fait véritablement sortir de lui-même, il ne s’agit plus véritablement de poésie, de faculté divine, mais d’un art humain ; malgré les vers et la langue, c’est de la prose. En tant que prose rythmée et en tant qu’art humain, elle peut convenir et je n’ai pas l’intention de la condamner (Zibaldone, 4372-73) ».
Ecartons un premier malentendu : l’« expression » dont il est question ici n’a évidemment rien de subjectif. Il ne s’agit aucunement de confession romantique, mais bien de la diction, via la voix du poème, de ce que nous avons tenté d’approcher à travers l’idée d’alogon ou encore à travers celle de « musaïque ». De même, l’opposition que fait ici Leopardi d’une « faculté divine » et d’un « art humain » ne doit pas à mon sens être interprétée trop vite dans les termes d’un dualisme platonicien sommaire, mais bien davantage dans le cadre d’une philosophie de la différence matérialiste, comme l’est, je crois, la métaphysique léopardienne. Le « divin » ne renvoie pas ici à quelque entité transcendante, mais désigne de façon plus immanente le furor du poète, l’enthousiasme, l’extase qui le conduit, non pas à sortir de lui-même, mais à sortir de l’ordre humain habituel pour éprouver en lui un sentiment de la Nature qui est d’abord sans nom, alogon. En d’autres termes, si la poésie (la littérature) est un art humain jouant et déjouant tous les jeux de langage, elle comporte aussi une dimension pour laquelle j’emploierais, plutôt que le terme de « divin », celui de sacré – un sacré dédivinisé, s’il est vrai que l’âge moderne signifie (et pour Leopardi bien avant Nietzsche) la mort de Dieu.
Certes, le sacré peut sembler aujourd’hui une catégorie obsolète, un « mythologème » douteux qu’il importerait d’abord de déconstruire. Néanmoins, la sortie des sociétés hors de la religion ne sonne pas la fin du sacré (ni même d’ailleurs du religieux). Le sentiment du sacré demeure un « existential » fondamental, dès lors qu’on prend en considération ce que Bataille nommait la « blessure demeurée ouverte » de la vie, laquelle renvoie à la conscience (inconsciente aussi bien) d’un alogon qui la tenaille et que le poème cherche au péril de l’impossible à dire.
La thèse et l’antithèse que nous avons évoquées ne sont pas, malgré les apparences, contradictoires, pour peu qu’on les soumette à quelques ajustages et correctifs. On peut ainsi parfaitement penser le continuum suggéré à partir d’Antonio Prete sous l’angle d’une métaphysique matérialiste, pour peu qu’on définisse celle-ci comme « négative ». Elle prend alors la forme d’une philosophie de la différence entre l’être et le connaître, le réel et le rationnel ne pouvant jamais parfaitement coïncider (il m’est arrivé notamment de l’écrire à propos de Ponge pour qui la matière demeure un x dont la réalité n’est éprouvée que négativement comme résistance du réel au rationnel, au logos).
On ajoutera que le réel « impossible » (selon le mot de Bataille) peut se donner (se donner en se dérobant), se décliner sous des formes très diverses. Il peut s’agir aussi bien de l’étrange familiarité du réel le plus ordinaire, de cet absurde qui transit toute existence, que de ce « musaïque », lui-même hors d’accès, dont le poème se fait l’écho sans qu’il puisse faire l’objet d’aucune connaissance. – Il n’est présent pour nous qu’à titre de rebond « pathique » dans le sentiment d’appartenance que le poème à sa façon « traduit ». Et le sentiment du manque qui en résulte est sans doute plus particulièrement le lot de nous autres Modernes oublieux de la Muse. S’ensuit-il, comme le croit Antonio Prete, qu’un « Liber naturalis [soit] aujourd’hui impossible » ? « Sur quel sens ultime, sur quelle espérance » pourrait-on, en effet, « fonder sa raison d’être » ? Tout au plus, ajoute Prete, est-il possible « d’en apercevoir quelques passages, une trame ténue et inachevée – la Nature – la dimension créaturale, le visible, ce qui vient à l’apparence et tend vers la forme – se tient dans la poésie comme le son dans la voix : non pas paysage, scène, sujet, mais essence de la langue, rythme ».
À l’antithèse sceptique, on apportera ce correctif que le brouillage et caviardage des jeux de langage ordinaires, aussi secondaire soit-il, produisant de l’impossible (partitif), nous confronte lui aussi, même si c’est autrement, à de l’alogon, à cette part d’obscurité « première », « naturelle », qui bordure la condition humaine. « Les mots, dans le poème, note ainsi Guillaume Condello dans son édito du n° 14 de Catastrophes, n’ont plus pour obligation de renvoyer aux expériences sensibles habituelles, aux usages conventionnels – ils font voler en éclats les règles du jeu, ils inventent leurs propres règles. Écrire, ou lire un poème, c’est aller flotter dans la région impalpable où le sens n’est plus conditionné par son insertion dans une langue particulière, dans des usages particuliers. » Mais l’auteur d’ajouter, en guise de cran d’arrêt à toute tentation d’ubris spéculative, que si l’on « s’est arraché lentement aux conditions – proprement humaines – qui donnent un sens aux mots à nos expériences », c’est « sans pour autant pouvoir contempler ces conditions de l’extérieur et en percevoir le sens ultime, formulable en mots et en théorie : passé pour partie de l’autre côté du sens, le poème n’a plus rien à nous dire. Cette montée (si l’on veut) sur les sommets battus par les vents du poème n’est pas tout à fait une élévation, encore moins une révélation : c’est l’expérience de la limite, la bordure du sens qui entoure le monde et dessine les contours de la condition humaine – une expérience muette, par définition ».
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Parce que notre condition est double, parce qu’il nous échoit non seulement d’être par l’archi-événement du langage séparés de l’archi-mouvement de la Nature, détournés de l’Ouvert, mais également, par le poème, rappelés à la réalité a-logique de cet archi-mouvement, la poésie, jeu de langage certes secondaire, est aussi bien écologie première, pulsion en direction de cet introuvable « musaïque » auquel elle se voit par le sentiment d’appartenance à la phusis convoquée, malgré tout (malgré l’arraisonnement et l’effacement toujours plus accentués de Gaïa auxquels une modernité capitaliste et prédatrice s’est acharnée avec toujours plus d’avidité).
Si l’on veut bien admettre cette dualité de notre condition langagière, partagée entre « faculté divine » et « art humain » qu’évoque Leopardi, on comprend alors pourquoi perdure tout au long de l’histoire de la poésie (de la, littérature) cette constante qui voit s’affronter et s’enlacer sans fin ces deux registres et modalités du poétique apparemment adverses que sont celui du « pastoral » et celui du « carnavalesque ». Le premier témoigne d’un désir rémanent de ressourcement « musaïque », tandis que le second s’emploie à subvertir les jeux de langage en usage au moyen d’un caviardage « secondaire », d’une rage de l’expression carnavalesque. Telle est notamment, on l’a évoqué trop rapidement, la poétique de Christian Prigent.
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Si le carnavalesque a beaucoup à voir avec l’ironie, le registre « pastoral » est lui étroitement solidaire du lyrisme et d’une poétique de l’affirmation (de la louange). Du premier (le lyrisme), la modernité poétique, depuis au moins Rimbaud (« Point de cantiques »), a procédé à la plus sévère critique, légitime et salubre pour autant qu’elle invitait à se défaire de l’effusion et du pathos hérités de la vulgate romantique. Mais la critique conduisait aussi, dans la foulée, à vouloir tenir à distance la musique et le chant. Certains, à l’instar d’Emmanuel Hocquard, n’ont ainsi pas hésité à faire de la « démusicalisation » un impératif essentiel : « En poésie, écrit l’auteur de Ma haie, une bonne cure d’amaigrissement musical s’impose : déchanter, désenchanter, rompre le charme. » Bonnefoy lui-même, s’il ne refuse certes pas la musique, voit toutefois dans le lyrisme bien plus que le seul danger de cette emphase des affects si souvent reprochée au Romantisme. C’est l’orphisme dont il témoigne qui fait selon lui, pour le poète moderne, difficulté. Car si la « musique des sphères » est inexistante, vaine est alors la prétention du poète lyrique à la rejoindre en s’élevant au-dessus de la prose disharmonieuse du monde. C’est en ce sens que le lyrisme est, pour l’auteur de Douve, « justement soupçonnable » : il entretient le rêve mensonger d’un monde que suffirait à réconcilier « la grâce de quelque surcroît d’harmonie ».
Mais affirmer le lien de la musique à la poésie, la présence d’une dimension musicale dans le poème, ne conduit pas nécessairement à soutenir l’idée métaphysique d’une « musique des sphères ». Une approche matérialiste, par « en bas », là encore est possible. Non seulement la zoomusicologie et l’éthologie nous invitent à reconnaître les bases biologiques de la musique, mais le continuum qui relie le chant des diverses espèces animales et le chant propre aux sociétés humaines doit être étendu à tous les sons d’un biotope. Telle est la thèse du moins que soutient le compositeur François-Bernard Mâche, quand il écrit (dans son livre Musique–Mythe–Nature) que « partout, consciemment ou non, les musiques trahissent leurs attaches avec les sons du biotope » (ainsi les rythmes du cheval fournissent-ils des schèmes musicaux et prosodiques qu’on peut retrouver comme autant d’invariants présents dans des cultures très diverses). Ce qui signifie qu’il n’y a pas lieu d’élever je ne sais quelle muraille de Chine entre Nature et musique – et pas davantage entre parole et musique (comme l’a bien vu Rousseau).
Il devient alors possible d’admettre que la poésie, pour autant qu’elle est « pastorale », pour autant qu’elle se fait l’écho d’un sentiment d’appartenance au grand mouvement de la phusis, fait entendre, non pas quelque transcendante « musique des sphères », mais se déploie comme tentative (certes toujours plus ou moins brisée) d’un chant ascendant, élévatoire, célébratoire (hymnique) ; chant tourné en direction de cet élément « musaïque » dont n’ont que faire les jeux de langage ordinaires (du moins quand ils se réduisent au « bavardage », à cette « mauvaise » musique dont Agamben affirme qu’elle n’a cessé d’envahir nos sociétés), sans toutefois que le poème puisse faire autre chose qu’en suggérer la présence toujours dérobée.
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Etrange époque que la nôtre : jusqu’à la très récente prise de conscience de la gravité de la crise écologique, elle s’est bercée d’illusions. Optimiste cigale, elle s’est laissée endormir par la propagande consumériste d’un capitalisme toujours plus rapace qui à tous promettait douceurs à gogo et en tous genres. Mais en même temps, no future, elle n’y croyait pas vraiment, et l’esprit d’ironie et de dérision nihiliste manifestait son emprise tandis que s’étendait l’empire des médias.
À la séduction de la négation et du sombre, la littérature n’a pas manqué de céder. Dominée par le roman, genre ironique par excellence, elle a dans une très large mesure épousé cette pente de la négation (Cervantès déjà ne manque aucune occasion de se gausser des pastorales et de l’Âge d’or dont illusoirement elles s’enivrent).
Certes, la littérature n’a pas à justifier le monde et ses horreurs et pas davantage à inventer des théodicées édulcorant le « scandale » de la mort. Au contraire, elle a un devoir d’inquiétude et de protestation. Elle doit, comme le voulait Kafka, prendre en charge, « faire », le « négatif ». Et c’est pourquoi on sait gré à des prosateurs et « poètes d’histoires » comme Bataille, Beckett ou encore Thomas Bernhard, ne pas nous raconter d’histoire, de dénuder jusqu’à la corde l’insignifiance, la nullité de notre condition. Foncièrement « indialectique », la littérature, choisissant le parti de Bataille plutôt que celui du Sage kojévien, demeure résolument dans la non-réconciliation.
Cependant, attachée ainsi à faire le négatif, elle perdait, en même temps que le genre de l’hymne, le sens de l’affirmation, de l’approbation, de la louange. Et Gracq n’avait sans doute pas tort de voir dans la prédilection de la littérature du XXème siècle pour l’exploration des moindres recoins du négatif, dans sa propension au « sentiment du non », une des raisons majeures du « dépérissement lent et continu de la poésie » – une poésie qui, dans la foulée de Mallarmé écrivant « des résonances du néant », n’a cessé elle-même d’en rajouter sur l’absence et le vide, le néant.
Admettons qu’il faille, pour que lyrisme il y ait, une dimension de musique et de chant dans le poème ; qu’il faille au « peuple » un vers « énigmatique-maternel », une « prosodie dynamique » ; qu’il ait désir, sans toujours qu’il le sache, du chant « musaïque » du poème. Mais comment renouer avec le lyrisme ainsi défini, comment le mettre en œuvre, si rien, dans un monde enlaidi et dévasté, ne mérite plus d’être admiré, loué, chanté ? Si, en même temps que les arbres, les forêts et les haies, on a dans ce monde désenchanté, arasé toute velléité de s’émouvoir des beautés de la nature et tout sens de sa grandeur ? Si l’hymne, désormais « brisé » (selon le mot d’Agamben), n’a plus de raison d’être, plus d’objet à célébrer ?
Avec la Modernité (celle qui se traduit par la pleine affirmation de l’âge industriel), le sentiment du beau a été l’objet d’un double déplacement. D’une part, il a connu, lui aussi, l’exode rural ; se transporte, pour une part du moins, des campagnes vers les villes. Sous la rubrique de la « mode », Baudelaire s’en est fait le chantre, invoquant une Muse qu’il appelle « citadine ». La beauté n’est plus du côté de la Nature ; elle est du côté de l’art – de l’art compris en son sens le plus large, comme artifice qui ajoute ses œuvres à une nature toujours davantage domestiquée, arraisonnée, exploitée. La philosophie de Hegel avait offert de cette mutation, quelques décennies plus tôt, la parfaite matrice logique. Au tout début de ses Leçons sur l’esthétique, renversant l’opinion dominante qui nous conduit à parler, « dans la vie courante, d’un beau ciel, d’un bel arbre, d’un homme beau, d’une belle démonstration, d’une belle couleur, etc. », le philosophe affirme en effet sans ambages la supériorité du beau artistique sur le beau naturel, parce que le premier, argue-t-il, « participe de l’esprit, et, par conséquent de la vérité ». Or, « le spirituel seul est vrai ». Dans la dialectique hégélienne en effet, dans son schéma christique, c’est seulement avec la négation de la négation que le vrai peut advenir, quand, « niant » la Nature qu’il a posé dans l’Être, le Logos divin (le Verbe), s’étant incarné, se reconquiert sous la forme de ces productions supérieures de l’Esprit que sont, successivement, l’art, la religion et la philosophie. Dans ce processus, les réalités naturelles ont le statut de formes inférieures, inabouties, inérudites (non encore labourées, « cultivées » par les divers savoirs et techniques).
L’autre déplacement s’opère dans le champ plus circonscrit de l’art. Banni du contenu extérieur, le beau trouve désormais refuge dans le médium artistique lui-même (le beau, disait déjà Kant, n’est pas la représentation d’une belle chose mais la belle représentaion d’une chose). De l’espace immanent de l’œuvre, l’artiste, à l’instar d’un Kandinsky en quête d’une « nécessité intérieure », fait le lieu d’une épiphanie formelle du « spirituel », de l’absolu. Faute de trouver dans la plage démocratique le moindre lointain, le poète, de son côté, se tourne vers l’ultime mirage de la page (la plage démocratique et la page mallarméenne, notons-le au passage, naissent à peu près à la même époque). Rompant avec l’esthétique de la mimésis, la démarche moderniste, telle que du moins Greenberg a pu la théoriser, considère que seul le médium peut désormais être pour l’art source d’inspiration. La source de la beauté (celle aussi du « grand art ») ne peut être qu’endogène. Non sans, souvent, ce supplément spéculatif ou plus ou moins mystique qui conduit à substituer, à la catégorie du beau, celle du sublime, la rupture avec l’esthétique de la représentation ouvrant la voie, supposément, à la possible survenue, dans la défaillance même de la représentation, de quelque chose comme un imprésentable.
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Mais ce mouvement d’exode rural de la beauté n’est pas sans contrepoint. En particulier, l’entrée dans l’âge industriel ne signifie pas, pour la peinture encore figurative, l’allégeance à la Muse citadine chère à Baudelaire. La pleine affirmation, au XIXème siècle, du genre de la peinture de paysage se traduit au contraire par la recherche de motifs où se donnent à voir, aux confins de la ville ou dans ses interstices, les beautés survivantes d’une nature encore pastorale. Tel est le sens notamment de la montée en puissance de l’impressionnisme (et avant lui de Corot, grand amateur de paysages idylliques).
Il y a cependant, à ce mouvement de contre-exode, de notables exceptions. Singulière (mais aussi plus tardive) est notamment l’œuvre du néo-impressionniste Maximilien Luce (1858-1941). Lui n’hésite pas à peindre les paysages et scènes des contrées industrielles, par exemple le « pays noir » et les hauts-fourneaux de Charleroi. Ce qui ne l’empêche pas de faire droit également à ces lieux encore bucoliques où la classe ouvrière a coutume de venir se détendre et jouir un trop bref instant d’une promesse de luxe accessible à tous, communal. Il peint ainsi les bords de Seine à Rolleboise où il aime faire retraite. Les scènes ainsi représentées (scènes de baignade souvent) disent, à l’âge industriel, quelque chose d’équivalent aux scènes pastorales de la peinture classique. Elles disent l’aspiration à un autre état de la société et à un autre rapport avec la nature. Ce sont cependant, chez Maximilien Luce, non des scènes bucoliques artificielles (avec bergers et bergères de fantaisie), mais des scènes de la vie quotidienne avec des gens ordinaires. Militant anarchiste, Luce était des plus attentif à la condition des hommes du peuple, qu’il représente souvent affrontés aux plus dures réalités du travail industriel. Mais il est aussi un peintre qui s’affranchit des dogmes esthétiques de son temps en cherchant à réinventer la peinture d’histoire. Profondément marqué, alors qu’il était encore enfant, par les massacres commis par les Versaillais lors de la Semaine sanglante, au terme de la Commune de Paris, il a ainsi à plusieurs reprises représenté l’exécution d’Eugène Varlin, un des acteurs majeurs de la Commune.
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La beauté, y compris la beauté naturelle, on l’a, après Kant, suffisamment répété, est affaire de jugement subjectif (quand bien même il contient une « prétention » à l’universalité) et ses canons soumis à toutes sortes de variations historiques et culturelles. Le genre du paysage n’y échappe évidemment pas. Dans cette optique, parler de « mort du paysage » n’a de sens que relatif. Avec l’âge industriel, ce qui meurt, ce n’est que le paysage « traditionnel » et les chromos qui l’accompagnent. Certes, écrit ainsi Alain Roger (dans son Court traité du paysage), bien des paysages « traditionnels » ont été in situ détériorés ou détruits par « nos agressions et notre incurie » (« abords de nos villes, « zones industrielles saturées de panneaux publicitaires […], banlieues sinistres, “mitage“, “rurbanisation“, litanie habiutuelle »). Mais si, au lieu de rester « dans le même dénuement perceptif (esthétique) qu’un homme homme du XVIIè face à la mer et la montagne », nous savons nous forger de nouveaux « schèmes de visions », alors nous échapperons à la « déréliction in visu » et à la nostalgie qui en découle et nous saurons aimer, par exemple, « la puissance paysagère d’une autoroute ». Et l’auteur d’affirmer sa conviction que « loin de s’appauvrir, notre vision paysagère ne cesse de s’enrichir ».
Vision, à mon sens, quelque peu idyllique. On peut en effet se demander si le regard de notre époque n’a pas été profondément gangrené plutôt par cette « mocheté » qui partout prolifère avec l’arrivée de la société de consommation. Rien d’une certaine façon n’aura, au XXe siècle, échappé à ce devenir-moche, pas même la mort : « le monde moderne, écrivait déjà Péguy, a réussi à avilir ce qu’il y a peut-être de plus difficile à avilir au monde, parce que c’est quelque chose qui a en soi, comme dans sa texture, une sorte particulière de dignité, comme une incapacité singulière à être avili : il avilit la mort. » Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil sur ces désespérants funérariums qui aujourd’hui fleurissent au milieu des zones commerciales. Et ils sont d’autant plus emblématiques de la mocheté contemporaine qu’ils témoignent d’une dimension essentielle à ce que Philippe Forest appelle notre « société de consolation » : sa pitoyable volonté de tout présenter sous un emballage cosmétique.
Mais surtout, ce dont il s’agit, avec le XXème siècle, c’est de beaucoup plus que d’une simple détérioration d’un paysage perçu (depuis la ville le plus souvent) comme beau parce que bucolique. Ce qui est plus profondément en cause, dans la crise du beau naturel, c’est la fin d’un monde, l’extinction d’une civilisation agricole qui commence au néolithique pour finir dans les années 50-70 (la thématique est essentielle à la prose d’un Pierre Bergounioux). Avec sa destruction, vient la mort d’une forme de vie, d’une façon agro-pastorale d’habiter le monde, et celle de la beauté propre qu’elle pouvait receler indépendamment de la misère qui en était souvent le lot.
C’est dans le prolongement de cette destruction que vient s’inscrire la mort aussi de cette société « paléo-industrielle » où la classe ouvrière était encore par bien des côtés paysanne, classe dont Pasolini voit les valeurs et la beauté propres être détruites (« les villes et les hommes […] avaient un caractère profond et beau », « les villages étaient encore intacts, sur de verts plateaux, ou sur les sommets de vieilles collines, ou des deux côtés de petits cours d’eau », « aujourd’hui tout est hideux »). Tandis que commencent avec la pollution à disparaître les lucioles, s’affirme un pouvoir des mass media et de la société de consommation qui enlaidit un peuple italien gangréné par ce qui constitue pour le poète une « nouvelle forme de fascisme ». « Je donnerais toute la Montedison […] pour une luciole », écrit Pasolini en 1975, dans un article fameux repris dans ses Ecrits corsaires. Sous la lumière « totalitaire » du « néo-capitalisme télévisuel », comme l’appelle encore Pasolini, c’est à peine si peuvent encore danser, par intermittences, les « corps lyriques » des jeunes gens, ces lucioles en lesquelles s’incarnent pour Pasolini l’esprit du peuple et sa résistance au biopouvoir de ce fascisme d’un nouveau genre. Au bout du compte, les lucioles de « l’esprit populaire », les contre-pouvoirs qu’elles pouvaient constituer, finissent elles aussi, par s’évanouir. Sévère diagnostic donc d’un désastre sans recours, qui conduit le poète à « abjurer » – en quelque sorte « suicider », écrit Didi-Huberman – son propre « amour du peuple ». Ce diagnostic « apocalyptique », Didi-Huberman cherche pour sa part (dans Survivance des lucioles) à l’invalider, en discutant les thèses de ceux qui ont pu en fournir les assises philosophiques, à savoir Walter Benjamin et, dans son prolongement, Giorgio Agamben. Au-delà, au lieu de « se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle », il s’agit pour Didi-Huberman de redonner crédit à ce qu’Ernst Bloch appelait le « principe espérance » – il s’agit d’« organiser le pessimisme », en fourbissant comme autant d’armes des raisons de « dire oui » et être ainsi en mesure de « libérer des constellations riches d’avenir ».
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Reprenant un propos du paysagiste Michel Corajoud, Alain Roger soulignait à juste titre que la notion de paysage n’existe pas vraiment pour le paysan ; qu’il n’y a pas de « connivence obligatoire entre paysage et paysan ». Ce qui évidemment ne signifie pas que ce même paysan soit insensible à la beauté de la Nature. Simplement, pour qui travaille la terre, les beautés de la campagne ne sont pas objet de contemplation (ou ne le sont qu’à la marge). Elles ne relèvent pas d’un jugement esthétique (avec la mise à distance qu’il suppose de son objet), mais d’une appartenance à un lieu et à un monde, d’une habitation de ce monde, de l’ethos qui lui est lié. Le beau est dès lors emmêlé à cet ethos, indissociable d’une manière de sentir et de vivre et des valeurs qui sont les siennes (de ce qu’il considère comme juste et vrai). Il est en ce sens « éthique » avant d’être esthétique. Ou plutôt il est esth/éthique. Le paysage n’est plus alors contemplé, il est en quelque sorte absorbé de l’intérieur, comme un prolongement de son corps propre, par celui qui, l’habitant, est en même temps absorbé par ce paysage qui de toutes parts l’enveloppe. Ainsi boire l’eau d’un lors d’un voyage dans les campagnes russes, c’est pour Trassard « [s’]imprégner par l’intérieur d’un élément lui-même intérieur au paysage tandis que sur les prairies sans fin, les champs qui vont à l’horizon, le paisible et fragile troupeau des maisons en bois, depuis les temps, est accroché à cette butte touffue d’herbes, de branches fleuries, la rivière un peu en contrebas. » (Campagnes de Russie, p. 130). Nullement psychique, l’intériorité dont il est ici question, on le voit, est purement physique. Comme telle, elle renvoie le sujet à son appartenance intime et première, élémentaire, à l’ordre de la phusis.
Or quand le monde agro-pastoral vient à être détruit, cette forme de vie et ses valeurs, sa façon de sentir et de vivre la Nature, sont elles aussi vouées à la destruction. C’est la tragédie que constitue ce bouleversement que narre et décrit, sans pathos, de livre en livre, l’œuvre de Jean-Loup Trassard. Avec le remembrement, notamment, vient la disparition des haies et celle des chevaux.
Mais surtout « c’est plus profondément, écrit Florent Hélesbeux dans le livre majeur qu’il consacre à Trassard (Jean-Loup Trassard ou le paysage empêché), une possibilité de “sentir et penser“ qui est atteinte ». Vient à sombrer un rapport à la Nature où le plaisir esthétique procédait d’une appartenance ressentie de façon multiforme à la Terre et à la phusis, à ras du sol, au plus près d’un vécu « naïf ». La « sortie hors d’une civilisation agricole vieille de dix mille ans » signifie la perte d’un sentiment de la beauté naturelle encapsulé dans la réalité de gestes et pratiques ancestraux. Se substitue à lui un rapport « sentimental », médiatisé toujours plus par des modalités et canons esthétiques qui sont ceux d’une modernité où l’arraisonnement de l’espace rural est aussi bien technique (in situ) qu’esthétique (in visu). C’est au passé, sur un mode élégiaque, que Vincent Loiseau, le personnage de L’homme des haies (un roman de Trassard), évoque les plaisirs inhérents à un mode de vie paysan, à une civilisation agro-pastorale envoyée ad patres par l’arrivée d’une agriculture industrielle toute–puissante : « ça me plaisait d’écouter les pas des juments, les traits qui grincent, le brabant dans la terre, rien qu’aux bruits on connaît si tout va comme il faut. » Jean-Loup Trassard cependant, Florent Hélesbeux le souligne à juste titre, « ne s’installe pas dans la déploration ». Il n’acquiesce pas davantage au bouleversement qu’il décrit. Il se contente de constater le désastre ; et sans doute cette façon de ne pas épiloguer, d’en rester au silence, vaut-elle condamnation sans appel.
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S’il y a (s’il y a eu) une beauté propre des modes de vie liés à cette civilisation agricole qui disparaît à partir des années 50, Trassard jamais n’emploie (du moins à ma connaissance) le terme lui-même, trop générique et abstrait sans doute à ses yeux. Si cette beauté est cependant suggérée dans ses proses, c’est comme en creux, en silence. L’écriture en quelque sorte au ras du sol de l’auteur n’admet guère le recul contemplatif qu’implique le sentiment du beau propre à l’art. Cela pourtant n’empêche pas, pour le lecteur, d’éprouver un permanent sentiment de présence à une beauté de la nature constamment au travail dans les méandres de l’écriture en même temps qu’elle hante les divers aspects de la vie campagnarde, de sa réalité prosaïque. Rétablir dans ses droits l’idée d’un beau naturel impliquerait ici qu’on en désolidarise le concept de la sphère esthétique et artistique – qu’on le dés-esthétise et dés-artifie pour mieux le re-naturaliser et le re-pastoraliser.
C’est ce que s’emploie à faire, selon moi, l’œuvre de Philippe Jaccottet. Emblématique est, sous cet angle, la prose intitulée « Blason vert et blanc » qu’on trouve dans Cahier de verdure (1990). Emblématique d’abord parce que le poète y revendique le mot même de beauté, à rebours de la doxa du temps. Apercevant, en avril, « au retour d’une longue marche, à travers la portière embuée d’une voiture », un « petit verger de cognassiers » en fleurs , il se fait à lui-même cette remarque que « rien n’est plus beau, quand il fleurit, que cet arbre-là ». Et d’ajouter aussitôt : « Il paraît qu’on n’a plus le droit d’employer le mot beauté. C’est vrai qu’il est terriblement usé. Je connais bien la chose pourtant. »
La « connaissance » dont il s’agit ici n’a évidemment rien d’un savoir érudit (fût-ce celui du botaniste). Ce dont il s’agit, c’est de la certitude d’un sentiment indissociable de l’expérience existentielle la plus « naïve » (au sens de Schiller), la plus « immédiate » (le mot est cher à Jaccottet), la « chose » étant « instinctivement ressentie » comme belle.
Emblématique ensuite en ce que ce sentiment ne procède pas d’une contemplation esthétique (face par exemple à un paysage), mais d’un accès soudain offert (quasi-offert serait sans doute plus juste), le temps d’un instant, à ce qu’il y a de plus secret et de plus intime dans la Nature, à savoir sa puissance d’être, ou plutôt d’éclosion ; laquelle puissance « physique » nous touche en ce que notre propre conatus a de plus intime et de plus enfoui. En d’autres termes, ce dont le poète ici fait l’expérience (ce à quoi il se « laisse prendre »), c’est celle de l’humaine appartenance à la phusis, à son archi-mouvement, par-delà la séparation qu’introduit l’archi-événement du langage.
Emblématique enfin, le texte l’est également en ce qu’il redonne un sens (un sens actuel) à l’idylle. Car il ne s’agit pas d’une élégie regrettant un Âge d’or qui n’est plus (« Sous ces branches-là, dans cette ombre, il n’y avait pas de place pour la mélancolie »). L’« enchantement » de ce verger de cognassiers en fleurs est un enchantement actuel ; il « existe, il se produit encore, même dans ce qui peut sembler la période a plus implacable de notre histoire ». C’est au présent qu’il est la « demeure parfaite », et « le blason des noces rustiques et des fêtes de printemps, une musique de chalumeaux et de petits tambours encore assourdis par un reste de brume » (difficile ici de ne pas songer à quelque écho de ces « fêtes naïves de la jeunesse » qu’évoque Nerval dans Sylvie).
Cependant, demandera-t-on, que vaut une telle idylle, si elle n’est qu’insulaire et bientôt promise à l’engloutissement ? Peut-on se contenter de paisibles retraites loin des fureurs du monde et créer (pour qui, pour quelques-uns, pour tous ?) ce que Deleuze appelait (dans Pourparlers) des « vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle » et (ajouterons-nous) aux périls qui de partout nous cernent ? Il n’y aura pas, c’est l’évidence, de Walden pour tous.
Et néanmoins (Et, néanmoins, ce n’est évidemment pas un hasard, est le titre d’un livre de Philippe Jaccottet), il importe de brandir encore le drapeau de l’Arcadie perdue, de sa « vérité verte ». C’est ce que semble vouloir dire du moins Jaccottet quand il demande : « Le triomphe de Flore est-il moins réel que sa déroute, ou seulement plus bref ? C’est un char qui s’avance sur un chemin, orné de chants et de rires, et que l’on ne peut empêcher de disparaître à l’angle du bois ; on y est monté soi-même, tel déjà lointain jour d’été. Parce qu’il ne s’arrête pas, parce que la fête prend fin, parce que musiciens et danseurs, tôt ou tard, cesseront de jouer et de danser, faut-il en refuser les dons, en bafouer la grâce ? »
Une idylle au présent, malgré tout, c’est ce qu’on peut trouver déjà chez Nerval. Alors que l’élégie l’emporte dans Sylvie, le début d’Octavie offre une scène qui a toutes les apprences d’une telle idylle, « non régressive », faite, comme dit Schiller, non pour « pour ramener l’homme en Arcadie, car ce n’est plus possible, mais pour le conduire aux Champs-Elysées ». « Tous les matins, j’allais prendre les bains de mer au Château-Vert, et j’apercevais de loin les îles riantes du golfe… », ainsi commence le récit. Et la séquence (un simple alinéa) se clot par un geste aussi énigmatique que simple, celui qui voit l’héroïne, « fille des eaux », Néréide, messagère peut-être d’Isis, offrir au narrateur-nageur un poisson qu’elle tient dans « ses blanches mains ». Pour peu qu’on en isole la parenthèse heureuse du contexte (le choléra règne à Marseille) et du reste de l’histoire, c’est bien un petit tableau (tel est le sens étymologique du mot « idylle) tout empreint de sérénité et de bonheur sensuel, d’harmonie des corps et du lieu, que nous propose Nerval. Idylle antique, la scène peut faire penser au tableau de Chirico intitulé « Triton et la Néréide » (1909). Mais, idylle moderne, elle regarde aussi en avant, pour autant qu’elle anticipe une pratique hédoniste du bain de mer que l’invention de la plage, au XIXème siècle, va rendre peu à peu populaire. Pratique renouvelant le scénario pastoral, et destinée également à devenir un ingrédient essentiel de ce luxe communal, accessible à tous, que les artistes de la Commune de Paris ont voulu mettre à l’ordre du jour (j’y reviendrai le mois prochain, dans l’ultime épisode de ce feuilleton).
Un pas supplémentaire peut-il être franchi du côté de l’affirmation, de la célébration du grand et du beau (de ce qui pourrait encore être déclaré tel) ? Un pas qui conduirait de l’idylle « progressive » jusqu’à la franche célébration hymnique ?
C’est en tout cas ce pas qu’a décidé avec audace de franchir, de longue date, un poète comme Jean-Paul Michel. Pour l’essentiel, ses poèmes peuvent en effet être définis comme des hymnes à la beauté, à la « munificence de l’être », à la brûlure tragique d’exister, à la fête que devrait être vivre. Et il le fait à contre-courant de l’époque ; à contre-courant de ce qu’il nomme son « nihilisme ». Car lui aussi, comme Jaccottet (quoique très différemment), est un poète post-hölderlinien : « le texte-Hölderlin », écrit-il, est « l’étalon vivant de tout mérite poétique encore possible » et Hölderlin l’exemple à suivre de « la première pensée moderne vraiment affirmative – jamais mordue par l’ironie ».
Nécessairement, une poétique de l’affirmation ne peut que retrouver le chemin de l’hymne : à « l’éblouissant éclat de ce qui est » doit répondre un « signe juste ». L’hymne est par excellence un chant affirmatif, approbateur. Chant de louange, il a d’abord valeur, rappelle Agamben, d’offrande (nourriture ou paroles offertes à un dieu). Il est très significatif que « Défends-toi, beauté violente ! » (titre sous lequel Jean-Paul Michel regroupe ses poèmes de années 1985 à 2000) s’ouvre par un poème intitulé « Ex-voto », c’est-à-dire par une offrande. Non à un dieu, mais à diverses réalités, entités majusculées ou personnes, qui méritent qu’on les célèbre. Le poème empruntera donc de façon privilégiée la forme du « dépôt votif » et c’est bien, plus généralement, le ton de l’hymne comme chant affirmatif qui prévaut dans la poésie de l’auteur, comme réponse à ce don (cette chance) qu’est le monde et le fait d’y être : « tout, du monde, est don – splendeur terrible et don ».
Sans doute Jean-Paul Michel n’est-il pas un poète « pastoral » à la façon de Jaccottet. Ce n’est pas exactement Gaïa qu’il célèbre ni les beautés de la nature. La beauté qu’il invoque n’est pas non plus tout à fait cette beauté moderne, urbaine, si essentielle au lyrisme baudelairien, mais davantage une beauté qu’on peut dire « ontologique ». La poésie, pour Jean-Paul Michel, doit se situer à un autre niveau que celui de la mode ou de l’Histoire (fût-elle la grande). Elle se justifie au regard d’une tout autre grandeur, d’ordre ontologique cette-là. La considération de l’éternullité du monde, de son radical non-sens n’annule pas l’ambition, immémoriale, de célébrer le Grand Tout de l’être, la Nature (au sens de Spinoza). Ce paradoxe, on le trouve déjà dans la poésie de Leopardi. Un autre poète italien, Mario Luzi, évoquant l’auteur de l’Infinito, rapporte cette ambition à « un grumeau de désirs désespérément vivant, un noyau vital qui résiste à la loi de dévalorisation ». Qu’est-ce que ce noyau vital ? Notre appartenance, toujours, à la Nature, à la vie comme Désir, à cet « archi-mouvement » de la Vie dont nous avons parlé. Le mouvement désirant de l’existence, l’imprescriptible élan de son conatus, continue ainsi d’en appeler à l’hymne et au chant – de vouloir un cantique, quand bien même le destinataire en est plus qu’improbable et incertain l’objet. Il ne s’agit pas d’approuver le cours du monde, de porter sur l’état des choses un regard lénifiant ; il s’agit, au plan ontologique, de rejoindre et saluer (sauver tout aussi bien) ce qui témoigne dans le monde d’une incessante surrection d’être.
Pour Jean-Paul Michel en effet, il n’y a pas davantage de fin de l’ontologie qu’il n’y a de « fin de l’Histoire ». Contre Hegel et le Savoir absolu, à rebours de la supposée équivalence (advenante-advenue) du réel et du rationnel, il choisit Bataille et « l’impossible » d’un réel soustrayant sans cesse sa part maudite aux prises de l’entendement. C’est à cette condition ontologique d’une philosophie de la différence anti-hégélienne que la poésie est possible. C’est là qu’est la « chance » de la poésie, la condition de possibilité de sa relance incessante. Jean-Paul Michel le dit sans ambages : « Pourquoi y a-t-il de l’art ? Parce qu’il y a de l’impossible ». C’est l’Être lui-même, comme « impossible » du réel, comme « infini réel résistant », qu’il s’agira de célébrer. Non comme abstraction, mais selon son apparaître toujours imprévisible, son éclat indéductible, sa « splendeur hors tout sens », celle du monde en « son incessant surgissement coloré ». Autrement dit comme « Beauté violente », « sublime Beauté du monde donné ». Violente, ou sauvage aussi bien, car la beauté dont il s’agit n’est pas construite comme le veut jusqu’à plus soif l’axiome des sciences humaines. C’est justement parce qu’elle l’a pensée telle, l’a réduite au rang de simple produit humain, trop humain, de telle ou telle époque ou culture, que la Modernité s’est empressée de déconstruire la beauté, de la profaner. Surgissant au contraire depuis cet « impossible » du « grand Réel » (de son « feu »), la beauté se donne en une indépassable dérobade qui est l’indice du sacré immanent dont elle procède. En réponse, elle appelle les noms justes qui pourront, non pas s’en emparer, mais, la disant, la sauver, la sacrer.
Nulle fin de la poésie donc dès lors qu’elle affronte cette « part tragique » de la réalité et de l’existence, leur non-sens que « rien ne peut “dialectiser“, “dépasser“ ni “résoudre“». Nulle fin de l’hymne dès lors que la béance du négatif et le non-sens de l’Être n’annulent pas la présence, l’omniprésence de la beauté, « la stupéfiante beauté de la moindre réalité sensible ».
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À suivre…
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