Par Guillaume Métayer. Lire les autres épisodes.
.
.
Sur le A de Babel
.
L’une des lectures qui m’a sans doute le plus marqué, je m’en rends compte à présent, est Philémon [1], et, dans Philémon, le moment où le garçon ébouriffé à pull marine se retrouve propulsé sur le A de l’Atlantique. Quand je l’ai lu, je devais avoir quelques dizaines de centimètres de moins qu’aujourd’hui, une bonne poignée de décennies de moins aussi, bien sûr. Je n’y ai jamais retouché. Je vais le faire, sûrement, bientôt. Tant je sais que les relectures ne sont pas des marches fastidieuses dans la monotonie du connu, mais de vraies jouvence, souvent. Chacune a sa personnalité, comme les saisons. La première relecture a la fécondité et la fraîcheur fermentée de l’automne…
Le bonheur que m’a procuré la descente de Philémon sur le A de l’Océan atlantique, à l’âge de 12 ans peut-être, était lui-même, à mon insu, une relecture. Elle reprenait, je m’en rend compte maintenant que je la remets dans toute la perspective, ma fascination d’enfant pour une énigme, entendue quelques années plus loin encore. J’avais dix ans et c’est notre maçon qui l’avait énoncée de sa belle voix rauque à l’accent italien : « J’habite au milieu de l’Espagne et sans moi Paris serait pris ». Je n’oublierai jamais la tension de l’imaginaire qu’a créée en moi cette géographie impossible, un barbu à hallebarde en habit noir et fraise blanche, un fleuve jaunâtre enroulé en douve autour de notre grisaille, une tour, une montagne, que sais-je… le tout sous le soleil de plomb d’une incompréhension totale, à la limite de l’hébétude. La réponse, laconique comme la première lettre de l’alphabet, me cloua sur place : « Le A ».
« Je suis le A ».
Une capitale entre deux capitales.
Ou bien comme ces cônes montagneux inverses, évasés vers le ciel, la pointe fichée en terre. Une autre forme possible de Babel, peut-être.
Car n’est-ce pas ce jeu fascinant entre « la lettre » et le « réel » auquel je reviens sans cesse sans le savoir, en titillant l’énigme des langues étrangères ? Rester des heures devant des textes incompréhensibles, en imaginer toutes les significations, puis, pas à pas, en découvrir une viable et la retranscrire sur le papier : ce fut longtemps mon expérience de la poésie hongroise, à une époque où j’apprenais cette langue dont je n’avais encore que de maigres notions. Et c’est peut-être cette préhistoire du A qui m’a conduit à entrer avec tant de joie dans la traduction du recueil d’Aleš Šteger, Le Livre des choses [2].
Car le premier poème du livre, déjeté hors de ses sections numérotées, qui lui fait comme une préface et une manière de tirer la langue, s’appelle « A ».
C’est le A de la Slovénie où je venais d’atterrir. Le A de Ptuj. Disons le A de la Drava, pour être (topo)graphiquement correct. Le A du slovène aussi, dont je ne connaissais pas le B-A-BA (de Babel), le A de slovenščina, qui était comme du hongrois pour moi.
Et pourtant c’est ce A initial qui m’a donné du cœur à l’ouvrage. Grâce à un premier coup de traduction qui m’a fait penser que oui-da, j’étais capable de reprendre ce sentier déjà battu par deux autres, d’en faire ma relecture.
Voici le poème, dans la langue originale. N’est-ce pas du Philémon tout craché, surtout lorsque l’on n’y comprend rien ?
A
Umrl je A. In ni umrl. Tako kot njegov oče
A, tako kot njegov ded je utonil na vaškem pokopališču.
Utonil je, a ni utonil. V blato je šel.
V blato in v neme kamne v blatu.
Tam zdaj molči. Pozablja. Briše. Tam je in ni.
Ker ni kraja. Je brez začetka in konca. AAA.
Nekdo je umrl. Nihče. Njegovo ime –
Pozabljeno. In njegovega očeta in njegovega deda ime.
A včasih zaropotajo reči. Včasih vstane,
Kdor je legel spat, in umira dalje, kdor je bdel nad umrlim.
Včasih AAA neznosen teror prostora, ki išče svoj glas.
Včasih AAA monotona žalost dežja nad potmi.
AAA klokota, ko se kotali iz morja.
AAA vzdih kremena v urah.
Gotovo je le – A je mrtev.
Kdor misli, da ga kdaj sliši, naj prisluhne z drugim ušesom,
Kdor pa ga ne, bo še naprej poslušal zaman.
Vite, la traduction :
A
A est mort. Et n’est pas mort. Tout comme son père,
A tout comme son grand-père : sombré dans le cimetière du village.
A sombré et n’a pas sombré. Dans la boue s’en est allé.
Dans la boue et les pierres muettes de la boue.
Là, il se tait à présent. Oublie. Efface. Là, il est et n’est pas.
Parce qu’il n’a pas de lieu. Il est sans commencement ni fin. AAA.
Quelqu’un est mort. Personne. Son nom –
Oublié. Et le nom de son père, de son grand-père.
Or, parfois les choses murmurent. Parfois, qui s’est couché
Se relève et poursuit sa mort qui veillait les morts.
Parfois AAA, la terreur insupportable de l’espace cherchant sa voix.
Parfois AAA, le chagrin monotone de la pluie sur les chemins.
AAA clapote quand il cahote hors de la mer.
AAA, le soupir du quartz dans les montres.
Seule certitude – A est mort.
Qui croit parfois l’entendre doit prêter l’autre oreille ;
Qui ne l’entend pas longtemps l’écoutera en vain.
Pas à pas, comme j’ai eu l’occasion de le raconter[3], à l’aide des traductions française, allemande et anglaise, mais aussi du texte slovène, j’ai donc arpenté les reliefs de cet archipel de A-là.
On le voit peut-être, j’ai tâché au maximum de tirer les sangles de l’expression. Ce n’est pas par l’ajout de je ne sais quoi que j’ai voulu rendre la puissance de l’original, mais en cherchant à restituer le muscle, le nerf de la phrase. Sur ce point, ma plus grande satisfaction concerne sans doute les deux premiers vers :
Umrl je A. In ni umrl. Tako kot njegov oče
A, tako kot njegov ded je utonil na vaškem pokopališču.
A est mort. Et n’est pas mort. Tout comme son père,
A tout comme son grand-père : sombré dans le cimetière du village.
Il y a quelque chose d’une désorientation initiale dans le texte original, comme si l’aiguille de la boussole était restée bloquée sur le A de l’infini. Ce panneau de signalisation nous avertit que ce poème est un leurre. Nous faisons erreur, si nous croyons pouvoir dérouler l’autoroute de l’alphabet à partir de cette première capitale. Ce livre n’offrira pas vingt-six paisibles stations entres les lettres et les choses, une facile leçon de choses par ordre alphabétique, mais un jeu bien plus complexe, comme l’a fort bien remarqué Olivier Barbarant, dans sa lecture exemplaire [4].
Ce n’est pas seulement l’affirmation aussitôt retournée en négation (« A est mort. Et n’est pas mort »), à la manière d’une formule mathématique devenue folle : A = non-A, ou d’une sorcière de Macbeth proclamant, à l’orée aussi de la pièce, que « Fair is foul and foul is fair ». Non, tout cela est simple à traduire : « A est mort. Et n’est pas mort » : c’est le rejet de « A » au deuxième vers, en plein milieu d’une comparaison répétée, décalée, qui m’a dérouté. Littéralement :
Tout comme son père
A, tout comme son grand-père, s’est noyé dans le cimetière du village.
Pire, en slovène « a » a un sens. Il signifie, selon mon dictionnaire en ligne, des choses aussi disparates que « Cependant », « mais », « sauf », « seulement », « guise », « simplement », « uniquement ».
Il ne devient majuscule que par le jeu traditionnel qui, à la va-vite, d’un vers à l’autre, dresse et gonfle la tente des lettres, fait d’un modeste « a » le portique imposant d’un « A » majuscule.
Voici comment j’ai cherché à rendre le basculement et le bousculement des vers slovènes, en déplaçant le déséquilibre de quelques pieds :
Tout comme son père,
A tout comme son grand-père : sombré dans le cimetière du village.
À défaut d’un A adverbial, je me suis arrimé à l’auxiliaire français, en le démembrant : « A…sombré ». Les deux points que j’ai interpolés après « grand-père » permettent de lire le A initial à la fois comme la lettre et comme le verbe conjugué. Le moment des deux points rejoue la chute du rejet, on revient en arrière, et on se trouve bloqué dans l’hésitation des deux constructions. A ainsi a bel et bien sombré entre l’auxiliaire et le participe, au beau milieu du vers, sur le A de l’hémistiche, sous le A de la pierre tombale du village. Noyé, dit aussi le slovène, pour « utonil ». S’est noyé et ne s’est pas noyé. Comme Philémon sur son île alphazutique.
L’autre moment de grâce de cette première traduction du slovène, ce fut lorsque le poète me lut son texte à haute voix. Il s’en faisait un devoir et il avait raison. Quitte à avoir un traducteur qui ne parle pas sa langue, qu’au moins il entende son poème. Alors, par-delà « la rigueur » sacro-sainte que nos pères hellénistes et latinistes nous ont inculquée, par-delà le corps sec et littéral du poème, laissé, par là même, riche de toutes ses potentialités, il y eut la musique :
AAA klokota, ko se kotali iz morja
Je ne sais plus ce qui disait la traduction française brute que j’avais eue sous les yeux, je crois me souvenir d’un « AAA glougloute » ou « AAA gargouille ». En tout cas rien à se mettre sous l’oreille d’un « klokotakosekotali » – le vrekekekex koax koax de ce poème liminaire. Je compris que je pouvais ajouter ma patte, pour attraper un peu de « l’inanité sonore », et cela donne :
AAA clapote quand il cahote hors de la mer.
À la relecture, je me rends compte que « kotaliti (se) » serait plutôt « (se) rouler ». Je perds l’image, pourtant si chère, d’une arrivée sur la terre ferme, roulé par la vague, comme une genèse rocambolesque, tels Dom Juan et Sganarelle chez les pêcheurs, tel héros de Karel Zeman, tous ces accostages improbables de naufragé, de noyés qui ne sont pas noyés, comme une image de la survie, dans quelque mauvais rêve…
Mais à l’époque la fidélité au son m’avait rassuré et encouragé à persévérer. Pourtant, le son ne suffit pas plus que le sens. Pas plus que la lettre elle-même. Il y a encore, plus loin, du plus mystérieux :
Qui croit parfois l’entendre doit prêter l’autre oreille ;
Qui ne l’entend pas longtemps l’écoutera en vain.
.
.
[1] Philémon est une série de bande dessinée de Fred apparue dans Pilote en 1965. Son personnage éponyme se promène entre son village français et un monde fantastique où se trouvent notamment des îles formant les mots « OCEAN ATLANTIQUE » au milieu de l’océan éponyme.
[2] Aleš Šteger, Le Livre des choses, préface de G. Métayer, trad. G. Métayer, en collaboration avec Mathias Rambaud et l’auteur, Belval, Circé, 2017.
[3] À Florence Trocmé : https://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/06/entretien-avec-guillaume-m%C3%A9tayer-autour-de-sa-traduction-dale%C5%A1-%C5%A1teger.html
[4] « Les quatre vents de la poésie. Que les mots éclatent entre tes dents. Aleš Šteger », Europe, n° 1068, avril 2018, p. 323-328.
.
.
À suivre…