Le Château qui flottait, 8

POÈME HÉROÏ-COMIQUE

par Laurent Albarracin. Lire les autres épisodes.

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Notre grimpette était lourdement ralentie
Par le poids qu’on portait : équipement et vivres,
Tout un fatras à notre fureur assorti,
Une caisse à outils, de l’armement, des livres,
705 Des matériaux divers, des tentes et des cages,
Des commodes Louis XV et de l’encre de Chine,
Tout cela ficelé en mauvais paquetages,
Et puis une machine à lever nos machines.
Sans compter les poulies – de prévoir il est sage –
710 Dont on avait rempli nos malles de voyage.
À chaque instant on renforçait par des étais
Nos échafaudages afin qu’ils ne s’écroulent,
Qu’il fallait porter eux aussi, bref on était
Si lourds que nos piolets couinaient comme des poules.
715 Alors il nous fallait du grain pour nos piolets
Et de lourds sacs de blé encor nous affublaient
Et nous affligeaient et ce blé on le jetait
Par poignées à nos piolets et ils becquetaient
Et ils grattaient, on avançait, ils picoraient
720 Et de leur bec arrachaient le grain de la pierre
Que dans nos sacs aussitôt on récupérait,
Ah de notre système on n’était pas peu fiers.
Car le poids n’est rien s’il est mis au bon plateau
De la balance et qu’il la fait pencher d’avant.
725 Et le mouvement universel est bientôt
Trouvé : il ressemble à la clepsydre des vents.
Pour t’alléger d’un poids, mets-le dans ta besace
Pour qu’il y roule d’une poche à l’autre – libre
De son mouvement autonome qui le brasse –
730 Et qu’il te communique un sain déséquilibre.
Aisément dans les airs on emportait nos bœufs
Car ils n’étaient pas mis dans le même panier.
Qui subdivise un bœuf fera voler des œufs.
Le réel n’est sûr que tant qu’on ne l’a pas nié.
735 Donc on portait nos bœufs dans un joyeux déni,
Des troupeaux de moutons qui nous ennuageaient
Pas plus encombrants qu’un oisillon dans son nid.
C’est chargés comme des piles qu’on voyageait.
Nos moutons se frottant redevenaient mouflons
740 Et libéraient leur électricité statique
Dans un tonnerre de musique et de flonflons
En frappant la pierre de leurs cornes lyriques.
— Les cornes des béliers sont plutôt des trompettes,
Souffla Vinclair à son compère Don Cello,
745 Encore une rime qui ne vaut pas tripette,
C’est pas la première qui nous gâte le lot.
Il avait beau jeu de lâcher ces vacheries,
Pourtant notre bétail qu’à mains nues on tirait
Sanglé comme dans sa propre bagagerie
750 Bizarrement vers le sommet nous attirait.
S’il pesait à peu près le poids d’un autobus,
Pour la même raison il nous en délestait :
Il avait la vertu d’un cumulonimbus
Dont l’énorme masse en vapeurs se délitait.
755 C’est en se jouant de la gravité qu’on danse
Et parce qu’avec elle nous voulons en découdre.
C’est quand la vapeur dans le nuage condense,
Que l’eau en se frottant se met le feu aux poudres.
Au nuage tout le jovial du ciel afflue
760 Et lui donne l’aspect d’un visage poupin
Qui, soufflant sur les braises d’une joue mafflue,
S’offre avec la générosité du bon pain.
Mais dans tout aspect est camouflé un aspic
Et la meilleure mie peut se briser d’orage.
765 Or donc les éclairs nous menaçaient sur l’à-pic
Et pouvaient nous frapper (— facile) de leur rage.
Et d’ailleurs on portait nos épées sur le dos
Qui, loin de nous protéger contre la menace,
Nous cochaient, nous ciblaient de leurs signes cruciaux
770 Et nous désignaient à la vindicte vorace.
Tout cela nous filait sacrément la pétoche,
La métaphore du tonnerre dans nos nerfs.
On avait mis nos boucliers dans nos sacoches,
Cons que nous étions, qu’on portait en bandoulière.
775 Ah on n’était pas fiers et on ne paradait
Pas avec nos binettes de cibles mouvantes,
Tout notre fatras en cage de Faraday
Qui bringuebalait quand ça se met que ça vente.
En posture instable sur un angle saillant,
780 On pensait recevoir une bordée de flèches
Envoyées pour injures par quelque assaillant
Qui nous arroserait d’abondante pluie sèche.
Là-haut le ciel entier se faisait sourcilleux,
Plein de signes soucieux dont on faisait l’étude,
785 Tellement qu’on voyait dans les cieux broussailleux
La parfaite réplique de notre inquiétude.
Nos épées en croix semblaient figurer un chiasme
Comme si s’était posé sur nous un miroir –
Où l’enthousiasme se réfléchit en marasme –
790 Qui ferait de nous le centre exact des déboires.
Et elle projetait, notre sainte croisade,
Dessus le mur d’enceinte un désert d’Arabie
Dans lequel on s’égaillait, quelle débandade,
Sous l’œil sévère et borgne des moucharabys.
795 On se serait crus des êtres de cinéma
Quand la lumière sur la paroi vous écrase,
Que le sable du temps en dedans s’autobroie
Réduits à quasi rien tels des ombres chinoises.
Plaqués contre la paroi sous les projecteurs,
800 On avait perdu toute espèce d’épaisseur.

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À suivre…

[Illustration : Patrick Wack]

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