Je est un Fish

Téléchargez ici l’intégralité de Catastrophes 7 au format pdf

Par Claire Tching

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N’étant pas poète, il m’est plus difficile (ou plus facile, chacun jugera) d’écrire un édito pour une revue de poésie comme Catastrophes ; mais il m’a été amicalement proposé de le faire, et comme j’avais une hypothèse à formuler, j’ai accepté sans chichi — d’autant que, n’étant pas poète je me trouve dans la situation de l’Extra-terrestre débarquant dans une librairie (à supposer qu’elle vendît de la poésie contemporaine (mais bon, c’est un extra-terrestre, hein)). Il ouvre un livre. Que découvre-t-il ? Ce qui saute aux yeux ?

Que l’on appelle « poésie » un usage de la parole où chaque mot semble douloureusement calculé, et les rapports entre eux manigancés avec un fétichisme extrême, dans des petits paquets étranges et précis. Il se demande : oh, mais pourquoi ?

Dans toutes les civilisations et à toutes les époques, le poème est apparu comme un ensemble de gestes syntaxiques destinés aux êtres qui fondaient la valeur : dieux, princes, mânes des ancêtres. Performance offerte, spectateurs sacrés, le poème se devait d’être tenu, retenu, ses vers comptés, ses mots soigneusement agencés : il avait une place dans l’économie générale de la « religion », si l’on veut bien entendre, par là, la tentative d’élever l’humanité en réglant ses comportements dans des rites. Confucius a dit : « Éveillé par le poème, redressé par le rite, accompli par la musique. » (興於詩。立於禮。成於樂。 Entretiens, VIII. 8)

Mais les poèmes contemporains, eux, de quels rites sont-il les prémisses ? À quels dieux les poètes les destinent-ils ? Pour qui se retiennent-ils, comptent-ils, agencent-ils avec tant de précaution ? Quel sacré leur impose ce fétichisme extrême ? Or, ça : impossible de le savoir. En l’honneur de qui ces bouquets de langues noueuses sont-ils composés ? Pas de réponse.

Est-ce une faiblesse constitutive ou l’intériorisation du nihilisme, qui empêche les poètes contemporains d’identifier les sources sacrées (quelles qu’elles fussent) de leur propre parole ? Privée de sa destination rituelle, une telle retenue du flux des mots ne risque-t-elle pas de passer pour simple constipation ? Trois crottes de lapin, tirez la chasse.

La société démocratique, il faut dire, n’aide pas beaucoup le poète — elle qui se fonde sur la méfiance, sinon la haine, du sacré. Mais il n’est pas le seul à marcher face au vent. Regardez le Drag Queen, cet homme travesti qui, reconnaissant dans la féminité un sacré qui lui est refusé (la société n’est pas seulement démocratique, elle est aussi hétéro-centrée), en vient à la performer comme une cérémonie rituelle. Chacun de ses gestes, pesé, signifiant, est à sa place pour rendre hommage à la féminité sacrée et faire un pied-de-nez aux institutions sociales qui la lui refusent. Sa danse est une offrande, son personnage un poème. Dans le déguisement qui le protège, il peut offrir son culte.

Comme lui, le poète peut se travestir pour effectuer, sans honte et sans risque, son rite minoritaire : l’hétéronyme est le Drag Queen du poète, dans la voix duquel il peut identifier ses dieux, ses princes et ses amours, pointer le sacré (éventuellement pour le profaner) et offrir « Sous les yeux des aïeux un bras levé, peut-être bien / Un bras d’honneur » (p. 43). Car comme l’automne, le Drag Queen « pose ses pieds sur le sol / Avec un aplomb remarquable / Un peu comme je pose mes vers — / Chacun dûment mesuré — / Sur cette feuille de papier » (p. 47) Et « si on me demande d’autres images je répondrai : / Faites comme moi, allez les prendre / Sous les yeux très vieux qui clignent et qui bronchent / — Sous les yeux des aïeux. » (p. 58) [1]. Comme le Drag Queen et comme l’image d’un passant se superposant le temps d’un instant, dans le reflet d’une vitrine, à la robe à paillette d’une danseuse de revue : Je est une autre.

Est-ce David Harsent ou le rat, qui chante ? Est-ce Pound, Auxeméry, ou sont-ce de vieux poèmes d’il y a 3000 ans ? Et qui parle, quand Philiip B. Williams « réécrit » The Waste Land ? En fait, tous les poètes de Catastrophes sont des hétéronymes (certains sont, par hasard, homonymes des auteurs). Comme dans le monde des Drag Queens, il y en a de différents types : le Club, qui danse en public sur de la musique disco (Léonidas Lamborghini, « Regardez vers Domsaar » (3/6), traduit par A. Diaz Ronda ; Pierre Vinclair, « Horace à Rome » (3/3) ; Laurent Albarracin, « Le Château qui flottait », 5 ; Phillip B. Williams, « Maîtrise »), le Tranimal, Drag Queen post-moderne ou dada (Alexander Dickow, « Dèze le Mécréant » (2/2) ; Fabrice Caravaca, « Planète plate », 7 ; Ezra Pound, « L’Invention de la poésie chinoise », 3 traduit par Auxeméry ; David Harsent, « Chantait le rat »), le Skag, qui laisse apparaître, sous le costume, sa virilité (A.C. Hello, « Une seconde », 6 ; Joshua Ip, « Ici et là », 3 ; Liliane Giraudon, « Ce qui s’affiche les nuits où tu n’as pas pu dormir » ; Bai Juyi, « Les Regrets », traduit du chinois par M. Bombled), et le Fish, qui au contraire, ressemble à s’y méprendre à une vraie femme (Christian Prigent, « Indésirables » (4/4) ; Guillaume Condello, « Tout est normal », 7 ; Christophe Lamiot Enos, « matin, Crète » (1/4)). Et je est un fish (Claire Tching, « La Poésie française de Singapour », 7).

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[1] Ces citations sont extraites de Marie-Élizabeth Caffiez, Sous les yeux des aïeux, Pierre Mainard, 2017.

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2 commentaires sur “Je est un Fish

  1. Je vais le dire simplement : ce projet, cette revue Catastrophes, je l’accompagne, à chaque « livraison » nouvelle, à chaque pas, avec toujours plus d’intérêt, d’attention, de plaisir

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