Par Eliot Weinberger. Traduction de Guillaume Condello. Il s’agit d’un essai compris dans le volume An Elemental Thing (New Directions, 2007). Vous trouverez en cliquant sur le lien, également traduit en français par G. C., l’extrait d’un entretien dans lequel Eliot Weinberger justifie notamment le choix de son titre. Lisez ici le premier épisode, là le deuxième et là le troisième, qui composent la première partie du texte. Lisez ici la seconde. Voici le début de la troisième partie :
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Bouraq était un animal du paradis, plus grand qu’un âne mais plus petit qu’un chameau, avec un visage humain, des sabots comme un cheval, et une queue comme un bœuf. Il avait une crinière en perles, des oreilles en émeraudes, et entre ses yeux, qui étincelaient comme Vénus, on lisait l’inscription : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est Son prophète » Il était doué de raison. Une nuit, guidé par l’ange Djibril, Mahomet chevaucha Buraq depuis la Mecque jusqu’au temple de Jérusalem, aux cieux et à l’enfer, jusqu’à l’empyrée et à Bayt al-Mamour, la mosquée qui est dans le ciel exactement à la verticale de la Kaaba.
Comme ils voyageaient, Mahomet entendit une voix sur sa droite, qu’il ignora, et une voix sur sa gauche, qu’il ignora. Il vit une femme les bras nus, ornée de tous les ornements de ce monde, qui l’appela : « Regarde-moi ! Laisse-moi te parler ! » mais Mahomet l’ignora. Puis il entendit un énorme fracas qui l’emplit de terreur.
Ils s’arrêtèrent sur le Mont Sinaï, où Dieu avait parlé avec Moussa, et à Baytlakhem, ou Issa était né. Ils entrèrent dans la mosquée de Jérusalem. On apporta trois récipients à Mahomet, contenant du vin, de l’eau et du lait. Il entendit une voix lui ordonnant de boire le lait et Djibril dit que lui, et ses disciples, avaient trouvé la voie.
Djibril demanda à Mahomet ce qu’il avait vu en chemin, et il lui expliqua que la voix sur sa droite était celle des Juifs ; s’il l’avait écoutée, lui et ses disciples seraient devenus juifs. La voix sur sa gauche était celle des Nazaréens ; s’il l’avait écoutée ils seraient devenus chrétiens. La femme était le monde ; s’il lui avait parlé ils auraient préféré le monde à l’au-delà. L’énorme fracas était le son d’un rocher qui avait été lancé en enfer soixante-dix ans auparavant, et qui venait juste d’atteindre le fond de l’abîme.
Djibril emmena Mahomet au premier ciel, et le présenta à Ismail, seigneur des météores et régent de cet endroit, qui ouvrit les portes. Ils rencontrèrent un homme au teint doré comme les blés, qui regarda sa main droite et rit, puis il regarda sa main gauche et pleura. C’était Adam, qui se réjouissait pour ceux de ses enfants qui entreraient au paradis, mais qui souffrait à la pensée que certains étaient condamnés à l’enfer. Il vit un ange assis, le monde sur les genoux et une tablette de lumière à la main, que l’ange regardait fixement avec une inconsolable mélancolie. C’était l’ange de la mort, qui dit à Mahomet qu’il n’y avait pas une maison sur terre dont il n’observe les habitants cinq fois par jour, et lorsque les familles pleurent le départ d’un être cher, il leur dit de retenir leurs larmes, car il viendra leur rendre visite, encore et encore, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un seul.
Il vit une troupe d’hommes à une table où s’amoncelaient les plus délicieuses nourritures et la viande la plus putride, qui dévoraient la viande putride. Il vit un ange immense, dont la moitié du corps était de neige, et l’autre moitié de feu ; mais le feu ne faisait pas fondre la neige, et la neige n’éteignait pas le feu. Et l’ange s’exclamait : « Saint ! Saint ! Saint est le Seigneur qui conserve les éléments contradictoires de mon être ! »
Il vit deux hommes qui avaient des lèvres de chameaux, et les anges coupaient la chair sur leurs flancs, puis leur jetaient ces morceaux de viande dans la bouche. Il vit des hommes qui se frappaient la tête avec des pierres. Il vit les anges verser du feu dans la bouche d’un autre groupe d’hommes, et le feu passait au-travers de leur corps. Il vit des hommes dont la bouche était cousue avec du fil et des aiguilles de feu. Il y avait des hommes qui ne pouvaient se lever à cause de leur énorme ventre.
Il y avait des femmes suspendues par la poitrine, et des femmes suspendues par les cheveux. Il y avait des femmes suspendues par la langue, et on leur versait dans la bouche du cuivre fondu, apporté d’une fontaine située en enfer. Il y avait des femmes qui rôtissaient au-dessus d’un feu et mangeaient leur propre chair ; des femmes, pieds et poings liés, tourmentées par des scorpions. Il y avait une femme aveugle, sourde et muette, enfermée dans un cercueil de feu, dont le cerveau ruisselait par les narines. Il y avait des femmes qui dévoraient leurs propres entrailles ; des femmes à tête de porc et à corps d’âne ; des femmes, à l’apparence de chiennes, battues par des anges, avec des massues de feu.
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À suivre…